Aucune spécialité médicale n’est épargnée par la crise de la démographie des professionnels de santé. La médecine du travail connaît ainsi une chute de ses effectifs de près de 16 % entre 2012 et 2022 et compte 4 812 professionnels selon les statistiques de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Elle peine d’autant plus à renouveler ses effectifs que les jeunes générations semblent se détourner de cette spécialité. Sa population est en effet vieillissante et proche de la retraite. Plus de la moitié des médecins du travail (56,4 %) est âgée de plus de 55 ans, ce qui en fait la quatrième spécialité la plus âgée de France selon les chiffres de la Drees.
La médecine du travail souffre d’un véritable déficit d’attractivité. Elle était d’ailleurs en 2021 et 2022 la dernière spécialité choisie par les nouveaux internes à la sortie des ECN. À la charnière entre la médecine et le monde du travail, cette spécialité pâtit « d’une méconnaissance du métier auprès des médecins et du public, estime Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail et secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Cela vient aussi du fait qu’il n’y a pas de véritable enseignement consacré à la médecine du travail au cours des études de médecine ».
Une répartition hétérogène sur le territoire
Cette chute des effectifs s’accompagne d’une répartition hétérogène des médecins du travail sur le territoire et laisse 77 départements en dessous de la moyenne nationale. Ainsi, Paris est le département le mieux couvert avec 20,44 médecins du travail pour 100 000 habitants tandis que la Haute-Loire ne compte que 1,32 médecin du travail pour 100 000 habitants. Dans la majorité des départements, cette sous-densité s’accompagne d’une érosion rapide des effectifs. Une trentaine d’entre eux voit le nombre de médecins du travail diminuer de plus de 30 % ; jusqu’à 62,5 % de médecins en moins dans l’Indre sur la période.
Une charge de travail plus importante
De ce fait, les médecins du travail toujours en place voient leur charge de travail augmenter en parallèle d’une évolution de leur pratique. Ils n’ont plus le temps de mener l’ensemble de leurs missions à bien et se détournent de plus en plus de leur rôle de prévention, pourtant leur cœur de métier car elle vise à éviter qu’une situation de souffrance au travail ne s’installe et ne s’aggrave. Au contraire, ils se concentrent de plus en plus sur la gestion de cas difficiles et des salariés les plus en difficultés. « Je vois essentiellement des gens qui ont des problèmes de santé ou encore de souffrance au travail qu’il faut maintenir dans l’emploi, témoigne le docteur Sterdyniak. Auparavant nous voyions plutôt des gens en bonne santé à qui il s’agissait de donner des conseils de prévention ». Si bien que les médecins du travail délèguent de nombreuses tâches aux autres professionnels des services prévention et de santé au travail (SPST).
Cette pluridisciplinarité dans laquelle évoluent les médecins du travail implique une nouvelle répartition des tâches. Sur le terrain, les visites systématiques et les actions de prévention sont de plus en plus souvent menées par les infirmiers et infirmières des SPST en plus des entretiens infirmiers. On leur demande également de mener des actions de santé publique pour parler par exemple des bienfaits du sport ou de la nutrition. Ce qui constitue « un véritable détournement de notre métier, juge le docteur Sterdyniak. Nous devons nous concentrer sur la santé au travail car le problème essentiel actuellement se trouve plutôt du côté des salariés en difficulté à cause des risques psychosociaux (RPS) notamment ».
Un suivi moins efficace
Ces RPS sont en effet en augmentation dans toutes les classes d’âge selon le rapport du Sénat Pour un service universel de santé au travail datant de 2019, au même titre que les troubles musculosquelettiques (TMS) ou les affections psychiques reconnues. Les manques de professionnels de santé au travail et de temps engendrent en effet une dégradation du suivi des salariés. Dans son observatoire de la santé au travail, la Mutualité française estime que 61 % des salariés du secteur privé n’ont pas bénéficié d’une visite dans un service de médecine du travail en 2019. À cela s’ajoutent les 2,8 millions de chefs d’entreprise et travailleurs indépendants qui ne sont pas suivis.
Pourtant, l’enjeu est majeur et le besoin d’un suivi est réel car la France, avec 3,5 accidents du travail mortels pour 100 000 habitants, affiche le taux le plus élevé d’Europe (1,7 pour 100 000 habitants en moyenne). Le constat est le même pour les accidents non mortels. Là aussi, la France avec 3 425 accidents pour 100 000 habitants se place très loin devant des pays comme l’Allemagne (1 651) ou les Pays Bas (1 216).
Cette augmentation de la souffrance au travail implique toujours plus les médecins du travail dans leur mission traditionnelle qui consiste à éviter toute altération de la santé des travailleurs à cause de leur travail. Employeurs et employés ne s’y trompent d’ailleurs pas, selon Jean-Michel Sterdyniak qui estime qu’il « y a beaucoup plus d’exigence de leur part vis-à-vis de nous » pour intervenir et trouver des solutions face à des difficultés liées à la santé au travail. Ce qui témoigne de la nécessité de valoriser cette spécialité méconnue auprès des jeunes médecins au cours de leur formation. Car « aider quelqu’un qui a des difficultés au travail à garder un emploi est socialement et médicalement tout à fait utile », conclut le médecin du travail.
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