Polémique autour de l'ubérisation des pratiques médicales

Faut-il déverrouiller totalement la télémédecine ?

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Publié le 20/05/2019
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TELEMEDECINE

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Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

Depuis le 15 septembre 2018, la pratique médicale à distance est entrée dans les cabinets médicaux libéraux à la faveur de l'avenant 6 à la convention qui a inscrit la téléconsultation dans le droit commun du remboursement de la Sécurité sociale.  

Mais pas n'importe quelle condition… Le texte pose deux principes au remboursement : le respect du parcours de soins avec orientation initiale par le médecin traitant (quand l'acte n'est pas directement réalisé par ce dernier) et la connaissance préalable du patient par le médecin réalisant la téléconsultation (au moins une consultation physique au cours des 12 mois précédant la téléconsultation).

Si le patient n'a pas de médecin traitant désigné, si ce dernier n'est pas disponible dans un délai compatible avec l'état de santé, ou en cas d'urgence, le recours à la téléconsultation doit alors se faire dans le cadre d’une organisation coordonnée territoriale habilitée (maison de santé, centre de santé, CPTS référencée).

Blocages

Mais quelques mois après le décollage, les débuts sont timides. Le premier bilan d'étape de la CNAM, fin mars, faisait état de 8 000 téléconsultations remboursées, très loin des objectifs de 500 000 actes attendus dès 2019… La caisse promettait toutefois une montée en puissance, à la faveur du renfort du réseau officinal.   

Mais les critiques pleuvent déjà contre un système jugé beaucoup trop rigide. Donnant le ton de la riposte, 118 élus déçus (députés, sénateurs et maires appartenant principalement à la majorité LREM, au centre et LR) ont publié une tribune dans le « JDD » pour presser le gouvernement de déverrouiller la téléconsultation. Ils dénoncent des « blocages administratifs qui limitent la portée de ce remboursement ». « Pourquoi l'assurance-maladie souhaite-t-elle limiter la téléconsultation aux médecins proches du patient alors même que son remboursement a été voté pour venir en aide aux patients qui n'ont pas précisément accès aux soins près de chez eux ? », déplorent-ils.

Auditionnée par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, Ghislaine Alajouanine, présidente du Haut conseil français de Télésanté, juge l'avenant 6 « lourd » et « complexe ». « Il faut assouplir ce texte en permettant notamment à l'assurance-maladie de rembourser les actes réalisés en dehors du parcours de soins dans les zones en danger. Pour éviter les dérapages, il faut prévoir une enveloppe financière et un cadre précis. Les plateformes doivent être agréées », avance cette pionnière de la télémédecine. 

Gains potentiels

L'ex-patron du LEEM, le Dr Patrick Errard, appelle lui aussi le gouvernement à changer de braquet. Depuis quelques semaines, le patron du laboratoire Astellas met en avant le gisement potentiel d'économies de la télémédecine. Selon une étude menée par IQVIA, en association avec l'université de Lyon, ces gains s'élèveraient à 356 millions d'euros par an pour trois pathologies chroniques (HTA, cancer de la prostate et diabète de type 2). La télémédecine constitue à ses yeux une innovation de rupture. « Mais pour obtenir ces gains substantiels, il faut accepter d'abord d'investir. Dans 5 ou 6 ans, l'ubérisation de la médecine sera la seule solution pour garantir rapidement un accès aux soins à tous  ».

De nombreuses start-up et plateformes commerciales, qui proposent des prises en charge ponctuelles, hors du parcours de soins, rêvent d'un déverrouillage. « Le parcours de soins 2.0 du patient arrive à grands pas, n'ayons pas peur d'être fer de lance de cette prise en charge de demain », plaide Nathaniel Bern, confondateur de Medadom. 

La controverse a déjà gagné le terrain judiciaire. La plateforme de téléconsultation médicale Livi (groupe Kry) a déposé un recours en référé devant le Conseil d’Etat contre la Sécu qui refuse de rembourser les téléconsultations de son centre de santé hybride virtuel de Créteil. La réponse de la plus haute juridiction administrative sera scrutée par tout le secteur. 

Modèle hors sol    

Face à cette offensive, les syndicats de médecins libéraux restent fermes. Tous estiment que l'avenant 6 est un bon compromis pour garantir un suivi de qualité du patient. « L’ouverture de la téléconsultation aux structures commerciales hors coordination avec le médecin traitant, hors coordination avec les médecins spécialistes n'est pas notre modèle et ne résoudrait pas les difficultés d'accès aux soins », tranche le Dr Jean-Paul Ortiz, président de la CSMF.

Le président de MG France, le Dr Jacques Battistoni, partage cet avis. « Nous voulons un modèle de télémédecine qui s'intègre dans les actions de soins du médecin traitant et surtout pas un modèle hors sol, recadre-t-il. Les plateformes commerciales ne viennent pas en renfort des médecins. Au contraire, elles creusent les inégalités en s'adressant aux personnes les mieux informées ».

Vice-président de la FMF, le Dr Claude Bronner cite une étude américaine sur des pathologies ORL. « Plus de la moitié des enfants pris en charge dans ce cadre ont reçu des prescriptions d'antibiotiques lors des actes de télémédecine, contre 42 % dans les cliniques de soins d'urgence et 31 % dans les cabinets de médecins. Ça confirme l'intérêt du médecin qui connaît le patient », dit-il. Mais pour cet ardent défenseur de la pratique à distance, « si les médecins ne s'organisent pas pour prendre en compte les besoins des patients qui ont du mal à trouver des médecins, l'ubérisation s'imposera et on ne pourra rien y faire ». 

Loan Tranthimy

Source : Le Quotidien du médecin: 9751