Femmes, gays, obèses, blacks... les soignants face à leurs préjugés

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Publié le 21/03/2019
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prejugés

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Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

Parce qu'ils sont gros, qu'ils ne partagent pas les mêmes modes de vie, parce qu'ils ont des addictions ou s'expriment mal, certains patients peuvent mettre mal à l'aise les soignants. Leurs réactions émotionnelles influencent parfois la relation de soin et la prise en charge médicale. « Les préjugés et les discriminations vont jusqu'au refus de prise en charge, déplore le Dr Corinne Hamel, généraliste. Pourtant, le cabinet médical doit être le dernier rempart où tout doit pouvoir se montrer, se dire et s'entendre ».

Ces patients ont en commun de mettre en évidence les biais de perception du corps médical et les conséquences sur la prise en charge de catégories entières de patients. « Certains patients sont plus vulnérables. Les femmes, les minorités LGBT ou les minorités ethno-raciales, par exemple, ont pu expérimenter des discriminations, des moqueries et des abus. Ils interpellent aujourd'hui le corps médical via des prises de parole publique », observe le sociologue Arnaud Alessandrin (1). « Les médecins, comme toutes les catégories de population, véhiculent les stéréotypes dont ils sont imprégnés », ajoute Catherine Vidal, neurobiologiste et membre du Comité d'éthique de l'INSERM (2). Il en découle deux types de problème : une discrimination dans l'accès aux soins et la prise en charge, mais aussi des biais de diagnostic liés à des représentations sociales et culturelles.

Individualiser sans discriminer

Dans une étude publiée en 2017 pour le compte du défenseur des Droits, le Dr Caroline Desprès, médecin de santé publique et anthropologue, et le Dr Pierre Lombrail, PU-PH, tous deux membres du laboratoire Éducations et pratiques de santé (LEPS), se sont penchés sur la prise en charge des patients précaires. Selon eux, si l'individualisation est nécessaire pour adapter la prise en charge médicale à la singularité du patient, « la prise en compte des difficultés des personnes se traduit parfois par des anticipations négatives et un abaissement des normes de prise en charge ». Ainsi, la différenciation peut être légitime et motivée cliniquement, mais elle peut aussi s'appuyer sur des « représentations stigmatisantes » et produire « une différenciation des soins susceptible de faire le lit de la discrimination ».

Selon la psycho-ethnologue Françoise Sironi, l'action des stéréotypes se révèle également dans les catégories d'analyse des diagnostics médicaux. Elle développe ainsi l'idée qu'une maltraitance théorique entraîne une maltraitance clinique. « Il suffit d'ouvrir un DSM pour se rendre compte de l'ensemble des stéréotypes qui traversent les catégories médicales », assure Arnaud Alessandrin.

En conséquence, certains patients, par peur d'être jugés et rejetés, rechignent à consulter. « Les intervenants du corps médical m'effraient », raconte ainsi Caroline, sur le site du collectif « Gras politique », qui milite contre la grossophobie. « Certains récits de patients font état de comportements qui relèvent de la maltraitance. Beaucoup ne veulent plus s'y confronter. C'est problématique pour les personnes obèses qui ont des risques associés ou pour les personnes trans qui refusent de se faire accompagner pour leur transition », s'alarme le Dr Corinne Hamel.

Ces constats dramatiques émergent parfois à travers notamment les plaintes de patients. Mais leur prise en compte souffre de leur expression éparse ou l'absence de formulation uniforme. « Une prise de conscience peut intervenir en cas de dépôt de plainte ou quand des cas se manifestent dans les services hospitaliers. Mais la gestion de ces cas relève plus du bricolage que de l'attention portée aux préjugés ou aux questions éthiques », constate Arnaud Alessandrin.

Des préjugés couverts par l'universalisme des soins

Selon lui, cette prise de conscience des préjugés est rendue complexe par la position même des soignants. Les professionnels de santé se veulent en effet universels, comme c'est le cas également dans le monde de l'éducation. « L'idée que le service que l'on rend est universel, que l'on traite tout le monde de la même manière laisse penser que nous n'avons pas de préjugés ou plutôt que les préjugés seraient recouverts par ce traitement universel du tout le monde pareil, explique le sociologue. Or, face aux identités qui se font jour, les soignants sont confrontés à des soignés qui ne sont plus seulement des patients, mais également des hommes, des femmes, des jeunes, des LGBT, etc. Cela bouleverse l'universalisme du soin et pose de vraies questions éthiques qui ne sont pour l'instant pas encore résolues ».

Dès lors, comment les soignants peuvent-ils s'émanciper de leurs préjugés et stéréotypes et offrir aux patients la prise en charge médicale dont ils ont besoin ? Le préalable à un changement d'attitude est la prise de conscience. « Une des clés du problème passe par l'information, estime Catherine Vidal. Comme dans tous domaines, la connaissance donne des outils intellectuels pour alimenter la réflexion ». Dans cette optique, des outils sont mis à disposition des praticiens pour se « mettre dans la peau » des patients, à l'image des centres de simulation en santé de Rouen et de Lille qui invitent les soignants à expérimenter la réalité quotidienne d'une personne obèse par le port d'un équipement qui augmente leur corpulence.

En parallèle, les praticiens sont incités à repenser leur place dans la relation de soin. « Le médecin doit identifier et comprendre ses représentations. C'est le préalable à une relation de confiance, confiance qui doit s'expérimenter dans la relation médecin – patient, souligne le Dr Nicolas Bécoulet, médecin généraliste à Besançon. Le risque est de partir de ses propres besoins et non de ceux du malade ».

Cette première approche doit s'accompagner d'un changement de paradigme. « Quand on s'entretient avec les médecins, on se rend compte que le soin s'applique à des corps, à des organes : l'être dans son entièreté en tant qu'individu doté d'émotions et de droits disparaît, constate Arnaud Alessandrin. Or l'action de santé n'est pas décorrélée d'un individu et des environnements dans lequel il évolue ». Pour le Dr Corinne Hamel, « il faut bien comprendre que la relation de soin se construit dans la négociation, dans le consentement et dans une reconnaissance mutuelle où le patient est reconnu comme une personne à part entière et pas seulement comme un objet de soin ».

Pour accompagner les soignants, un effort de formation, initiale et continue, est à mener. « Bien trop peu d'heures de formation sont consacrées à des questions basiques, comme la lutte contre les discriminations, les sciences humaines et sociales, l'éthique… », déplore Arnaud Alessandrin. Cet effort ne doit d'ailleurs pas seulement concerner les soignants, mais aussi les cadres et les services RH des hôpitaux. « Il y a là un enjeu de vigilance et de formation, notamment pour lutter contre les stéréotypes entre soignants », poursuit le sociologue. Les comités d'éthique ont également un rôle à jouer, à l'image de l'initiative menée par l'INSERM qui a diffusé une série de clips vidéo pour sensibiliser aux différences entre hommes et femmes.

(1) Il a dirigé aux côtés d’Anastasia Meidani l’ouvrage collectif « Parcours de santé, parcours de genre ».
(2) Auteure avec Muriel Salle de « Femmes et santé : encore une affaire d’hommes ? »


Source : Le Quotidien du médecin: 9734