LE QUOTIDIEN : Comment décrire la situation de la population à Gaza d’un point de vue psychologique ?
DINAH AYNA : Ma première pensée est d’espérer que ces atrocités cessent au plus vite. Avant de nous préoccuper de santé mentale, nous devons en premier lieu nous assurer que la population de Gaza mange à sa faim, ait accès à l’eau, dispose d’un lieu sûr où vivre et puisse physiquement être soignée. Bref, qu’elle ait accès à ses droits fondamentaux. Ce qui n’est pas le cas. La santé mentale d’un individu dépend directement de l’expression de ses droits fondamentaux. Les lui nier a des conséquences sur son équilibre psychique.
Quelles sont les conséquences psychologiques ?
Cela crée un sentiment d’insécurité aiguë chez les individus, qui affecte en particulier le développement émotionnel et cognitif des plus jeunes. Avant le début de ces bombardements, les besoins psychologiques étaient immenses à Gaza, dans les Territoires palestiniens occupés ou dans les camps de réfugiés. Partout, on constate de nombreux troubles de stress post-traumatique, à la fois profonds et complexes, difficiles à traiter.
Pourquoi les considérez-vous comme difficiles à traiter ?
Notre pratique de la psychologie repose sur l’idée d’une action thérapeutique a posteriori, quand le traumatisme cesse. Or, ici, celui-ci n’a jamais pris fin. Il court sur plusieurs générations depuis la Nakba, quand 700 000 Palestiniens - dont mes parents - ont fui les massacres et les exactions lors de la création d’Israël en 1948. 75 ans d’occupation et de colonisation, sans compter les 16 ans de blocus de Gaza, alimentent en permanence cette mémoire douloureuse. En tant que Palestiniens, nous vivons dans une « boucle traumatique » qui dicte nos comportements et nos actions.
Avez-vous des nouvelles de vos équipes sur place ?
À Gaza, notre équipe de psychologues opérait en partenariat avec l’United Palestinian Appeal, une ONG fondée en 1978 aux États-Unis. Elle fournissait une aide psychologique aux adultes au contact d’enfants de maternelle âgés de 3 à 5 ans. Durant les deux premières semaines des bombardements, notre personnel, qui ne pouvait plus se déplacer, a répondu sur WhatsApp aux familles sur la manière d’évoquer les bombardements ou le décès d’un proche avec leurs enfants. Elle les a aussi aidés à gérer leurs réactions face aux situations de mort imminente. Avec l’intensification des frappes, nos employés – comme tout Gaza - n’ont eu d’autre choix que se concentrer sur leur survie et celle de leur famille.
Vous publiez malgré tout les témoignages des membres de votre équipe. Cela les aide-t-il ?
Parce que je suis leur responsable, ils m’ont d’abord transmis leurs témoignages de manière spontanée : conserver un lien avec l’extérieur leur donnait de l’espoir et l’impression de ne pas être oubliés. Quand la situation est devenue plus tendue, nous avons décidé de publier leurs récits pour en élargir l’audience. Les rédiger leur permettait de se sentir utiles malgré tout. Même s’ils mouraient - je suis sans nouvelles de certains et crains pour leur vie -, leur histoire leur survivrait, disaient-ils.
Dans de pareilles circonstances, l’empathie est-elle possible entre Israéliens et Palestiniens ?
A priori, tout le monde ressent de la compassion pour un autre être humain en souffrance. Mais pour une victime, sympathiser avec son agresseur à l’instant où le crime est commis est presque impossible. Cela intervient éventuellement plus tard et peut faire partie du processus de guérison. Encore faut-il que justice soit rendue. Toutes nos études montrent qu’elle est l'un des principaux facteurs d'amélioration de la santé mentale des victimes. Or, dans le cas palestinien, la justice n’a jamais prévalu.
Vouloir la paix entre Israéliens et Palestiniens est-il irréaliste ?
Il faudrait une réponse politique. Tout au plus, puis-je répéter qu’au niveau humain, il n’y a pas de paix sans justice. Mais la justice n’est pas possible quand des civils sont massacrés, bafouant toutes les règles que la communauté internationale avait érigées. Il n’y a aucune justification à bombarder des hôpitaux. La présence de tunnels du Hamas sous ces infrastructures n’est pas prouvée et, quand bien même, cela ne justifie pas le bombardement de civils sans défense. Plus de 10 000 ont déjà été tués, dont au moins 4 000 enfants (bilan cité à la date de l'interview, NDLR). À mon sens, on assiste à un génocide en direct, qui marque l’effondrement du système international et le grand retour de la loi du talion, de son cycle terrible de haine et de vengeance sans fin.
Repères biographiques
1948
Palestinienne, sa famille se réfugie au Liban, où ses parents vivent encore
2003
Maîtrise en comportement addictif à l'université de Liverpool
2004-2016
Doctorat en psychologie clinique de la Wayne State University, Michigan (États-Unis)
2016
Résidence postdoctorale en psychologie des services de santé, Emory University School of Medicine (États-Unis)
2019
Psychologue clinicienne à l’AUBMC
2020
Création du premier programme de thérapie comportementale dialectique du Liban
Pour consulter les témoignages de ces professionnels de santé mentale palestiniens à Gaza : upaconnect.org
Article précédent
Tuly Flint, thérapeute spécialisé israélien : « On assiste, au sein de la société israélienne, à une progression inquiétante du niveau d’anxiété générale »
Tuly Flint, thérapeute spécialisé israélien : « On assiste, au sein de la société israélienne, à une progression inquiétante du niveau d’anxiété générale »
Dinah Ayna, psychologue clinicienne palestinienne : « La justice rendue est l’un des principaux facteurs de l’amélioration de la santé mentale d’une victime »
Pas de surrisque pendant la grossesse, mais un taux d’infertilité élevé pour les femmes médecins
54 % des médecins femmes ont été victimes de violences sexistes et sexuelles, selon une enquête de l’Ordre
Installation : quand un cabinet éphémère séduit les jeunes praticiens
À l’AP-HM, dans l’attente du procès d’un psychiatre accusé de viols