Crise sanitaire

Gestion du Covid : Agnès Buzyn livre sa version des faits au journal « Le Monde »

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Publié le 25/10/2022
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Dans un entretien accordé au journal Le Monde, l’ancienne ministre de la Santé détaille sa version de son passage à Ségur de 2017 à 2020 et plus particulièrement lors des prémices de l’épidémie de Covid-19. Agnès Buzyn n'épargne ni Édouard Philippe, ni Emmanuel Macron.

Crédit photo : GARO/PHANIE

Son passage à Ségur aura été douloureux. De 2017 à 2020, Agnès Buzyn a été ministre des Solidarités et de la Santé. Beaucoup critiquée, surtout pour sa gestion du début de l’épidémie, la médecin hématologue revient sur sa gestion des premières semaines de la crise sanitaire, à l’occasion d’un entretien au Monde, publié le 25 octobre. Cette dernière a également ouvert aux journalistes son journal rétrospectif de la crise de 600 pages, lequel constitue une pièce du dossier à la Cour de justice de la République (CJR).

C’est le 25 décembre 2019 qu’Agnès Buzyn écrit s’alerter la première fois, après la lecture d’un blog faisant état de quelques cas de pneumopathie inexpliqués en Chine. Ayant un « pressentiment », elle demande au directeur général de la santé, Pr Jérôme Salomon, de suivre cette information. Le 2 janvier 2020, une veille du Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales est activée, rappelle-t-elle.

Macron et Philippe prévenus depuis le 11 janvier 2020

Le 11 janvier, la ministre de la Santé prévient pour la première fois Emmanuel Macron et Édouard Philippe qu’une nouvelle épidémie sévit depuis deux semaines en Chine. « L’information ne figure pas encore dans les médias, mais ça peut monter », écrit-elle au Président. « Je n’avais pas l’impression d’être entendue », déplore-t-elle au Monde, avant de nuancer : « À chaque fois que j’ai réclamé à Édouard une réunion de ministres, je l’ai eue [le premier ministre organise une réunion à Matignon fin janvier]. Ça ne voulait pas dire qu’il croyait à mes scénarios, à mes angoisses, mais nous avons travaillé main dans la main et il me faisait confiance, il n’a rien négligé. Le Président a laissé le gouvernement faire. À l’époque, ils sont comme le reste de la population et des experts français, personne n’arrive à concevoir la gravité de ce qui vient. »

Le 21 janvier, après qu’elle a été informée d’une possible transmission interhumaine, Agnès Buzyn décide de faire un point presse quotidien. Les premiers cas apparaissent en France le 24 janvier. Elle écrit aux agences régionales de santé (ARS) pour les mettre en alerte maximale et déclenche le plan Orsan Reb, qui organise la mobilisation du système de santé. Fin janvier, « ses messages deviennent insistants », raconte Le Monde. Elle alerte à nouveau le Président et le Premier ministre par message, après avoir compris qu’une mortalité de 3 % liée au Covid-19 semble se confirmer. Pas d’appel de leur part, regrette-t-elle.

Prise à la légère

Le 27 janvier, soit cinq jours après le confinement de la ville chinoise de Wuhan, auprès du Président elle explique la situation sur place, ajoutant : « Le jour où nous aurons des cas à l’étranger chez des personnes ne venant pas de Chine, ce sera un tournant vers une pandémie mondiale. » Le Président la remercie très brièvement pour sa « clarté ». Dans les jours qui suivent, elle essaye de voir Emmanuel Macron… en vain.

Cette discussion aura lieu le 8 février, par téléphone. Agnès Buzyn partage aujourd'hui la projection qu'elle lui a livrée à cette date-là pour les prochaines semaines : fermeture des frontières, arrêts des vols, perte de 10 points de PIB, arrêt de l’économie le temps que le virus fasse le tour de la Terre (au moins un an), mortalité importante. Au conseil des ministres suivant, le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, l’interpelle : « Mais qu’est-ce que tu as dit au PR l’autre soir ? Tu as réussi à lui faire peur ! » Réponse de la principale intéressée : « Heureusement que je lui ai fait peur ! »

Arrêter les élections ?

Jusqu’au premier tour des élections municipales, Agnès Buzyn raconte avoir essayé d’alerter Emmanuel Macron. Le 10 mars, elle dit à Édouard Philippe qu’il faut « arrêter les élections »… il lui répond que la vie du pays doit continuer. Idem pour le deuxième tour. « Bien sûr, c’est facile de dire après “j’avais tout vu”. Ce qui est certain, c’est que j’avais un pressentiment, et tout le monde me disait que j’étais folle. J’ai fait le maximum de ce qu’il était possible de faire à cette période-là », indique-t-elle aujourd'hui.

« Personne ne semble conscient du danger. J’ai l’impression d’avoir face à moi une armée endormie, je n’arrive pas à les secouer », raconte-t-elle dans son journal. « On m’a fait passer pour une idiote qui n’a rien vu, alors que c’est l’inverse. Non seulement j’avais vu, mais prévenu. J’ai été, de très loin en Europe, la ministre la plus alerte. Mais tout le monde s’en foutait. Les gens m’expliquaient que ce virus était une “grippette” et que je perdais mes nerfs. » Si dans son rapport publié fin 2020, la commission d’enquête du Sénat a reconnu une « mobilisation précoce » de la ministre de la Santé, ses « avertissements répétés » ne semblent « pas avoir été écoutés ou suivis d’effet ». Les députés ont pointé une « sous-estimation du risque » et un « pilotage défaillant » dans la gestion de la crise.

Seule responsable politique mise en examen

L’hématologue est, aujourd’hui, la seule responsable politique mise en examen par la CJR. Édouard Philippe est lui placé sous le statut plus favorable de témoin assisté. Olivier Véran n’a pas encore été entendu par les magistrats.

Agnès Buzyn raconte au Monde sa détresse face à cette judiciarisation. « Nous sommes le seul pays au monde à mettre en examen des ministres pour la gestion d’une pandémie mondiale. J’ai apporté toutes les preuves qu’on a anticipé et géré au mieux, en vain. Les Français croient que je n’ai rien fait. Imaginer qu’ils aient pu penser une seule seconde que je n’ai pas mis toute mon énergie à essayer d’éviter le pire, c’est insupportable. Sauver des vies, c’est le fil rouge de ma vie. »

Aujourd’hui, Agnès Buzyn est « conseillère maître en service extraordinaire à la Cour des comptes » après un passage à la direction de l’Académie de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).


Source : lequotidiendumedecin.fr