Entretien avec Jean de Kervasdoué

« La concurrence pour la production de soins est une excellente chose »

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Publié le 18/03/2019
kervasdoué

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Le rapport de Jean-Marc Aubert sur les nouveaux modes de financement peut-il réduire la pénurie organisée ?

La pénurie est l'essence même du système. En théorie, comme en pratique, pour redistribuer des moyens il n’existe que les mécanismes de marché et les mécanismes du rationnement. Dans ce dernier cas, à la différence des mécanismes de marché, il y a toujours une autorité qui décide d'attribuer de l'argent (c'est alors un budget) ou de définir un tarif de manière autoritaire la valeur d’un acte (c’est alors un tarif). Un tarif ne relève pas d'un échange libre entre l’acheteur et le vendeur, à distinguer donc d'un prix. Dans le système de santé, c’est la règle et, outre les tarifs, pratiquement tout est rationné : le nombre de médecins à travers le numerus clausus et ce qui lui succédera, de lits, de scanners, l'accès à l'innovation par l’inscription d’un acte ou d’un produit à la nomenclature… Le rapport Aubert ne change rien à cela, en revanche il suggère l'introduction d’autres unités de mesures que le GHS pour moduler les conséquences de certains dispositifs comme la T2A et d’autres indicateurs d’activité que les actes. Cela ne bouleverse pas l'architecture du système.

Pour autant, Jean-Marc Aubert, lors de la présentation de son rapport a insisté sur l'urgence à réviser la nomenclature, une opinion partagée dans votre livre.  

Les nomenclatures sont des outils de rationnement. Il est essentiel de les réviser régulièrement pour pouvoir bénéficier des innovations de la recherche mondiale et cesser de rembourser des actes inutiles, voire dangereux. En outre, la valeur relative de tout acte doit être, en permanence, révisée : ainsi, au cours des années, l'appendicectomie a été sous-cotée pour les chirurgiens digestifs et l’endoscopie surcotée pour les gastroentérologues. Malheureusement ces révisions sont trop lentes : au rythme actuel, Jean-Marc Aubert souligne que l’on en a pour… deux cents ans ! Dans notre ouvrage, nous suggérons d’organiser une révision annuelle, publique et contradictoire des nomenclatures.

En février, l'État annoncerait les actes qu'il souhaite modifier. Les parties prenantes pourraient faire des contrepropositions jusqu’en juin et, en septembre, seraient publiés les nouveaux actes et leurs tarifs pour l’année suivante. Les acteurs doivent pouvoir comprendre les choix en la matière et ces choix doivent être débattus. Cela s'avère aujourd’hui impossible du fait d'un nombre insuffisant d’experts et la crainte d’expliciter les choix. L'État n’a pas la capacité de gérer intelligemment le système de rationnement. Rappelons un détail : les nomenclatures génèrent pourtant près de 150 milliards de dépenses.

 

Au Royaume-Uni, cette tâche ne paraît pas impossible.

Les médecins et les économistes de la santé au sein des universités les plus réputées participent à ce travail et contribuent aux travaux du Nice. Les Anglais investissent davantage dans ce qu'il est convenu d'appeler l'intelligence du système et acceptent, ce que nous refusons, un rationnement explicite. Bien entendu le nôtre existe, mais il est implicite.

La campagne tarifaire illustre cet état de fait. Chaque année, elle relève du grand marchandage.

On est là chaque année parce qu'on n'assume pas la mise en œuvre d'une procédure contradictoire. On n'assure pas davantage le rationnement qui est implicite aux conséquences lourdes et graves. Et enfin, il faut en rire, les nomenclatures de la T2A apparaissent six mois après le début de l’année !

Le marché n'est pas la solution.

Il est effet fortement inégalitaire. On ne va pas proposer une greffe de rein au plus offrant. Par ailleurs, les soins médicaux sont un domaine très particulier caractérisé par une asymétrie d'information entre le patient et son médecin. Et surtout, ce que l'on achète lorsque l'on consulte un médecin, ce n’est pas un bien, mais de la confiance. La mesure de cette confiance ne dispose d'aucun instrument à l'exception du prix. Plus il est élevé, plus le médecin serait digne de confiance, pense-t-on. Il en est ainsi des grands avocats et… des grands vins. Donc, tout système de concurrence pour le financement produit de l'inflation, comme l'illustre l'exemple américain, mais aussi néerlandais donc lorsque la concurrence s'exerce sur le financement, cela se traduit par une augmentation des coûts car il s’agit alors de prix et pas de tarifs. En revanche la concurrence pour la production de soins, et non plus leur financement, est une excellente chose. Si, en France, il n’y a que peu de file d’attente en chirurgie, c’est parce qu’il y a des hôpitaux publics et privés, ce n’est pas le cas de beaucoup d’autres pays.

Pourquoi les politiques s'avèrent si frileux sur les questions de santé ?

C'est un secteur où la classe politique n'a plus, n’a pas d'idée. Les commissions santé des grands partis sont investies en majorité par les lobbies des nombreuses professions et des industriels du secteur, or la somme des lobbies ne dessine pas une politique. En outre, ces questions sont noyées par l'émotion et désertées par la raison. Sur la fermeture des petites maternités par exemple, le débat repose sur la croyance que la sécurité des parturientes serait liée à la proximité d’une maternité. Enfin, non seulement les expériences étrangères sont ignorées voire, ce qui est pire, caricaturées mais de surcroît la France ne tire pas elle-même les conséquences de ces échecs successifs, d’où notre ouvrage qui tente modestement de rappeler que, le plus souvent, 2+2 finissent par faire 4.

Mais l'ensemble de la classe politique témoigne d'une grande pudeur sur cette question du rationnement.

Jean-Marc Aubert préfère parler de « régulation », bel euphémisme mais, comme les soins sont quasi gratuits, la demande est infinie, il faut donc bien la maîtriser par autre chose que la taille de la bourse des consommateurs. On limite donc, on rationne. Toutefois, cet exercice se fait dans l’ombre, car les Français, aujourd’hui plus que jamais, gilets jaunes obligent, pensent que l’État, la Sécu ce n’est pas eux et que quelqu’un (les « Riches ») va payer à leur place.

Pour autant, le rationnement, ce n'est pas la pénurie.

Parfois cela peut être la pléthore comme dans ces usines de feu l'Union soviétique où l'on fabriquait des boulons en trop grande quantité, ainsi en France, il y a trop d’établissements de soins. Le prix est un instrument qui mesure le désir des consommateurs et la rareté d’un bien. Comme l'on ne dispose pas d'un système de prix, on n'a donc pas cet indicateur. Pour autant le marché n'étant pas la solution, la gestion par un système bureaucratique ne peut être évitée.

Quelles sont alors les solutions pour fluidifier le système ?

En priorité, il faudrait mettre, on l'a dit, de l'intelligence dans le système. Or l'aspect immatériel est le premier sacrifié sur l'autel de l'austérité, quel que soit le pays, mais beaucoup plus en France que dans les pays anglo-saxons. Second point, les gouvernants devraient oser introduire de l'opposabilité dans les nomenclatures. Cela suppose de les réviser régulièrement, d'en débattre avec les parties prenantes et d'avoir le courage de ses décisions. Enfin, je m'efforce depuis trente ans de convaincre de l'urgence à revaloriser la médecine générale. L'idée serait d'instaurer un mix de forfait annuel et d'actes. On conserverait ainsi un système libéral qui réduirait fortement (50 %), cela a été démontré, la prescription d'actes et permettrait donc d’accroître la rémunération des médecins généralistes au niveau de celle de leurs confrères européens, soit une progression de 30 à 40 %. Grâce à ce dispositif, la coordination de la prise en charge serait également financée. Soulignons en passant qu’aucun système de tarification ne garantit la pertinence d'une prescription ; seuls les médecins sont légitimes pour évaluer la pertinence d'un acte. Comment donner aux médecins la possibilité d'effectuer cette mission ? Les Anglais ont instauré un dispositif très décentralisé à l'échelle de l'arrondissement. En ce qui me concerne, j'avais aussi proposé en 1996 la création d'un comité scientifique régional où siégeraient des universitaires, des médecins publics et du privé.  

Manque donc le courage politique.

C’est plutôt la compréhension du système qui est déficiente. Manque aussi un partage du diagnostic qui dépasse le clivage gauche-droite et permette enfin à cet immense paquebot de manœuvrer, même pendant les tempêtes.

Les contraintes budgétaires pèsent également sur la possibilité de mener des réformes.

Ce gouvernement hérite d'une situation où pendant plus de vingt ans, aucune réforme de structure n’a été menée, où, par exemple, on a cru dans la magie du dossier médical partagé. En revanche on ne s'est pas attaqué à la structure du système qui choisit toujours le plus onéreux : l'hôpital au détriment de la ville, le spécialiste plutôt que le généraliste, le médecin plus que l’infirmière. La réforme de structure est là. Rappelons enfin quelques évidences. Dans les années cinquante, on recensait douze spécialités médico-chirurgicales. Puis dans la décennie soixante-dix, le chiffre a grimpé à 57. Aujourd'hui, l'American Medical Association en reconnaît 220. Comment, dans ces conditions, trouver l’expertise pour faire encore fonctionner les petits hôpitaux ? Le prétendre est scandaleux.

La crise de la démographie médicale contribuera peut-être à mettre en œuvre ces réformes de fond.

Avant de retrouver un chiffre normal de médecins formés, il faudra attendre huit ans au minimum. Ceci est d’autant plus important que la génération du baby-boom (1947-1973) vieillit et, en 2030, ces baby-boomers vont devenir dépendants. Or le nombre de cotisants (20-60 ans) va rester stable jusqu’en 2040 alors que les plus de 75 ans passeront de six millions à onze millions. On ne résoudra pas la prise en charge de cette dépendance de cette génération par la seule augmentation du nombre de médecins, il faut également les infirmières de pratiques avancées qui sont un début de réponse.

 

 

 

 

 


Source : Décision Santé: 314