Le point de vue du Pr Michel Reynaud*

Plan national de prévention : les 50 000 morts oubliés

Publié le 19/04/2018
Reynaud

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Crédit photo : DR

Le plan de prévention pour la santé présenté le 26 mars 2018 ? C’est évidemment en soi une excellente chose : pour le Premier Ministre, « une vraie politique de prévention permettrait de sauver 100 000 vies par an ». Mais il y a comme un hiatus entre la volonté exprimée et les mesures retenues. En particulier pour ces nouvelles épidémies industrielles que sont les addictions à l’alcool, au tabac, au cannabis et autres poly-consommations. Car s’agissant des addictions, il faut que les Français comprennent que l’État peut seul réguler la vente, la promotion et les comportements de consommation ; et qu’il est illusoire de demander aux producteurs/distributeurs ou aux dealers de pousser à la réduction de celle-ci.

On doit se féliciter du renforcement des mesures sur le tabac, avec l’augmentation notable du prix, seule manière de faire baisser la consommation. Saluons aussi le remboursement des moyens de sevrage comme n’importe quel médicament : le tabagisme étant désormais présenté comme une maladie qui se soigne. Pour le tabac, on constate donc la poursuite d’une volonté sur le long terme de prévention en santé publique et il faut s’en réjouir.

Aucune mesure pour faire baisser la consommation d'alcool

Mais au contraire, s’agissant de l’alcool, le plan prévention du gouvernement est totalement insuffisant. On le sentait venir, tant la loi Evin avait déjà été largement « détricotée » ; et comble de cynisme, c’étaient les lois de santé successives qui avaient déjà fait le travail : publicité possible sur le web et les réseaux sociaux depuis la loi HPST de Roselyne Bachelot, feu vert à l’information sur le produit sous prétexte d’œnotourisme, avec la loi de modernisation de la santé de Marisol Touraine. À chaque fois, le gouvernement a tordu le bras des Ministres de la Santé successives, comme il l’a fait aujourd’hui avec Agnès Buzyn.

Ce plan ne contient quasiment aucune mesure destinée à faire baisser la consommation d’alcool. Même si c’est habilement caché par l’augmentation de la taille du pictogramme d’avertissement à destination des femmes enceintes : un point sur lequel la France n’était de toute façon pas aux normes européennes… À côté, on relève aussi l’amélioration de consultations pour les jeunes consommateurs ou en cas d’alcoolisation massive. C’est très bien, mais il s’agit là de prévention secondaire, alors que la prévention primaire est la plus efficace pour éviter l’entrée dans les addictions. Le Premier Ministre a donc abandonné en route, sur son objectif de 100 000 vies sauvées, les 49 000 morts liés à l’alcool.

Catastrophe sanitaire et sociale

Ce constat d’inaction est regrettable, car la France reste un des principaux consommateurs d’alcool en Europe. Mais la France ne veut pas voir la gravité des dommages qui y sont liés. La valorisation de la consommation plaisir et culture masque la catastrophe sanitaire et sociale. Dommages sanitaires : à ce jour, seuls 20 % des patients dépendants à l’alcool sont soignés. En pratique, c’est le plus souvent au stade des complications qu’ils sont pris en charge. Les services d’addictologie correspondent à la moitié des besoins constatés ; le manque d’addictologues libéraux est criant. Et pourtant, autre insuffisance de ce plan, aucune mesure n’est prise à destination des adultes… Dommages sociaux : 50 % des violences infligées aux femmes et aux enfants sont le fait de l’alcool, qui représente un quart de l’activité police-justice !

Alors, quand le Président de la République explique qu’il ne faut pas « emmerder » les Français avec ça, il a peut-être raison pour les trois quarts qui ne consomment pas plus de deux verres par jour. Mais les 25 % restants auraient peut-être aimé être « emmerdés » avant… Les actions efficaces ne figurent pas dans le plan de prévention. Elles sont pourtant connues, prônées par l’OMS et les spécialistes de santé publique : information sur la nocivité de l’alcool, prix minimum de l’unité (alors que le prix du verre de vin revient à 0,17 € !), hausse des taxes en fonction du degré d’alcool, publicité de plus en plus encadrée, protection des jeunes, interdiction réelle chez les moins de 18 ans…

Ces mesures de bon sens n’ont pas été prises. Notre Ministre de la Santé s’est heurtée de plein fouet au poids des lobbies bien représentés au plus haut niveau de l’État. Agnès Buzyn a pourtant tenu des positions courageuses lorsqu’elle était à la tête de l’Inca : pionnière pour mettre en relief le rôle de l’alcool comme deuxième facteur de risque du cancer. Il y a encore deux mois, elle affirmait sur France 2 que l’alcool était « mauvais pour la santé », avant un rétropédalage en règle sur RTL, expliquant alors que « seul l’abus d’alcool est dangereux ». Bien que porteuse du seul discours scientifique tenable, elle a été obligée de modifier son propos. Cette séquence illustre, une fois encore, le faible poids du discours médical et scientifique face aux intérêts économiques. Le Pr Buzyn en est, à son corps défendant, l’illustration.

* Psychiatrie-addictologue, université, Paris Sud

Source : Le Quotidien du médecin: 9655