Anna-Bella Failloux, entomologiste à l'Institut Pasteur

« La résistance des moustiques aux insecticides doit être anticipée par les politiques »

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Publié le 17/02/2023
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Directrice du laboratoire Arbovirus et insectes vecteurs à l'Institut Pasteur, Anna-Bella Failloux explique qu'avec l'omniprésence d'Aedes albopictus et les changements d'écosystème, il est urgent d'anticiper la résistance des moustiques aux insecticides, en l'absence d'antiviraux et de vaccins. Le point sur les stratégies antivectorielles en développement.

Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

LE QUOTIDIEN : Récemment, des scientifiques ont rapporté la présence de moustiques super-résistants au Cambodge. Est-ce un phénomène circonscrit ?

ANNA-BELLA FAILLOUX : Malheureusement, avec les insecticides, on va être au pied du mur à l'avenir.

L'exposition des moustiques aux insecticides est à la fois directe et indirecte, via les activités agricoles par les eaux de ruissellement. Les résistances se développent, il faut des doses 10 à 100 voire 1 000 fois plus élevées pour tuer les insectes, avec un impact sur l'environnement, en particulier une toxicité sur la faune non cible (oiseaux, abeilles, chauves-souris) pourtant indispensable à l'écosystème.

Les insectes exposés à des doses sublétales vont survivre et mettre en place des stratégies de contournement, soit par des résistances métaboliques avec la production d'enzymes de dégradation des insecticides soit par des mutations des enzymes cibles de l’insecticide.

Ce phénomène est lié au fait qu'il n'existe pas beaucoup de produits et que l'insecte a le temps de s'y habituer. Aujourd'hui, il n'y en a que deux : la deltaméthrine active sur les adultes et le BTI d'origine bactérienne (Bacillus thuringiensis israelensis) contre les larves. Au fil du temps, des résistances apparaissent.

Si une catastrophe épidémique survient, il faudra augmenter les doses. Il n'y aura pas d'autre choix car il n'existe aucune autre solution contre les arboviroses : il n'existe pas de vaccin ni d'antiviral efficace. De plus, les pathogènes circulants vont augmenter avec les modifications des écosystèmes et l'omniprésence d'Aedes albopictus. Le pire ne peut que venir, ça ne peut pas être autrement. C'est un risque qu'il faut anticiper.

Que penser des lâchers de moustiques expérimentés au Brésil, en Floride ou encore à la Réunion ?

Plusieurs stratégies sont testées : stérilisation des mâles, introduction d'une bactérie type Wolbachia qui empêche le virus de se multiplier ou encore des insectes OGM au système immunitaire boosté.

La stratégie la plus expérimentée est celle des mâles stériles, par exemple après irradiation gamma qui rend les spermatozoïdes défectueux. Il faut savoir que les femelles Aedes aegypti et Aedes albopictus ne peuvent être fécondées qu'une seule fois : tout au long de leur vie, elles puisent dans un stock issu de la même source, chaque femelle a trois spermathèques. Ceci entraîne une baisse drastique de la densité de population.

Le problème, c'est que jusqu'ici, il est difficile d'obtenir des mâles aussi compétitifs que les moustiques sauvages, qui sont souvent les premiers à féconder et à introduire le bouchon copulatoire.

Il y a aussi l'introduction de Wolbachia, cette bactérie issue de la drosophile. Cette stratégie est testée en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française : le caractère insulaire empêche la recolonisation et permet de surveiller l'efficacité. Il faut en effet que la densité de Wolbachia reste suffisamment élevée. Si elle baisse trop, il faut renforcer avec de nouveaux lâchers de moustiques.

Ce sont des technologies chères car il faut produire et élever de grandes quantités de moustiques. De plus la population est souvent réfractaire, un travail de communication est nécessaire pour expliquer qu'il y a autant de piqûres mais sans être malade.

Qu'en est-il des technologies OGM ?

Une stratégie vise à rendre le moustique plus réactif et plus fragile, par exemple en introduisant un gène le rendant dépendant à la tétracycline. Sans l'antibiotique, le moustique ne peut pas survivre.

La stratégie qui a le plus le vent en poupe est celle qui consiste à booster le système immunitaire. Pourquoi le moustique cohabite-t-il avec le virus de la dengue et ne l'élimine-t-il pas ? Avant d'avoir un hôte humain, il s'agissait de virus d'insectes. Plusieurs équipes travaillent à faire en sorte que le moustique élimine le virus.

Que penser des polémiques autour de leur utilisation ?

Il y a beaucoup de craintes autour des moustiques OGM mais c'est un phénomène qui existe naturellement, c'est juste un processus qui est accéléré. Il ne faut perdre de vue la balance bénéfices/risques : quel prix est-on prêt à payer pour sauver des vies ?

Il y a quelques années il y a eu une épidémie de paludisme telle en Afrique subsaharienne que l'Organisation mondiale de la santé a réautorisé le DDT pour en venir à bout. Il n'y a pas de pandémie de paludisme, car chaque région a son parasite et son moustique. Mais il y a bien eu une pandémie avec le Zika en 2016 à cause de l'omniprésence de l'Albopictus. La lutte contre les moustiques est un choix politique, à affirmer dès le départ. 

 

Propos recueillis par I.D.

Source : Le Quotidien du médecin