L’intuition est un sentiment complexe qui mêle expertise, connaissance et expérience. C’est un sens qui ne fait pas appel au raisonnement conscient et qui peut guider dans la prise en charge de situations complexes ou urgentes. Difficile donc de le faire partager, alors que désormais les médecins sont formés à la prise en charge fondée sur les preuves.
Le Dr Carlos Ramon Hölzing et son équipe (Greifswald, Allemagne) [1] ont cherché à analyser si la prise en compte du « mauvais pressentiment » avait une place chez les soignants. Ils l’ont d’abord défini comme étant un malaise durable qui persiste même lorsque des indicateurs objectifs - tels que la fréquence respiratoire, la pression artérielle et la saturation en oxygène - semblent normaux. Ils expliquent que ce type d'intuition signale souvent spécifiquement des urgences potentielles avant même qu'elles ne deviennent manifestes. Alors que la plupart des travaux menés dans ce domaine sont réalisés par des acteurs des soins infirmiers, ce travail a été mené auprès d'un échantillon de professionnels de santé composé de médecins (28,4 %), d'infirmiers (58,3 %), d'étudiants en médecine (9,3 %), de stagiaires de diverses spécialités (3,9 %). 6 % des répondants n‘avaient pas spécifié leur profession.
Les 250 questionnaires (dont 95 % ont été retenus) ont été distribués dans différents services : médecine d’urgence, médecine interne, chirurgie traumatologique, chirurgie générale, chirurgie pédiatrique, anesthésiologie et soins intensifs.
Ce sentiment, souvent décrit comme une « sensation viscérale » (gut feeling en anglais), est fréquent parmi les répondants, puisque 65 % d'entre eux rapportaient l'avoir expérimenté occasionnellement ou fréquemment. Une corrélation positive significative a été établie entre la fréquence de ce phénomène et l'expérience professionnelle (r = 0,363, p < 0,001).
Dans 16 % des cas, ce « mauvais pressentiment » s'est avéré à plusieurs reprises un signe avant-coureur d'une véritable urgence médicale
Ainsi, 79,8 % des participants rapportent ce sentiment à l’intuition et 80 % estiment qu’il leur est fréquemment utile dans leur jugement clinique. Il est intéressant de noter que dans 16,1 % des cas, ce « mauvais pressentiment » s'est avéré à plusieurs reprises un signe avant-coureur d'une véritable urgence médicale. De ce fait, 60 % des professionnels interrogés perçoivent ce sentiment comme constituant un indicateur précoce potentiel d'une urgence non encore identifiée.
Les réactions face à ce pressentiment varient entre médecins et infirmiers, mais certaines tendances communes se dégagent. Une majorité significative (75 % des médecins et 85,2 % des infirmiers) choisit alors d'intensifier l'observation du patient (p = 0,23). La réévaluation des critères objectifs est également une réponse fréquente, choisie par 61,7 % des médecins et 53,3 % des infirmiers (p = 0,29). La consultation de collègues spécialistes est une option privilégiée par 58,2 % des médecins et 71,3 % des infirmiers (p = 0,13), et la réalisation de tests additionnels est requise par 58 % des médecins (58,0 %) et 9 % des infirmiers (9,0 %).
Peur d’être jugés par leurs pairs
Ce n’est pas la première fois que des chercheurs s’intéressent aux intuitions en médecine. Déjà en 2020, le Dr Claire Friedemann Smith et al. (Oxford, Royaume-Uni) [2] avaient proposé une revue systématique et une méta-analyse du rôle de l’intuition des médecins généralistes dans le diagnostic du cancer. L’intuition était souvent initialement associée à un « mauvais état clinique », à des symptômes et à des signaux non verbaux des patients, plutôt qu’à une suspicion de cancer à proprement parler. Les probabilités globales d’un diagnostic de cancer étaient quatre fois plus élevées lorsqu’une intuition de ce type était ressentie (risque relatif 4,24, intervalle de confiance à 95 % = 2,26 à 7,94). L’intuition clinique devenait plus prédictive de cancer lorsque l’expérience clinique ou la familiarité avec le patient augmentaient.
Qu’ont fait les médecins confrontés à de tels pressentiments ? Dans leur grande majorité, ils ont prescrit des examens complémentaires ou demandé des avis de spécialistes, mais sans détailler leurs intuitions, souvent par peur d’être jugés par leurs pairs.
C’est justement pour éviter ce type d’interactions nécessitant de détailler des ressentis qu’une équipe de chercheurs en soins infirmiers d’Anvers en Belgique, coordonnée par Filip Haegdorens (3), a proposé de prendre en compte neuf paramètres rapportés par les soignants et qui alertent sur une possible détérioration de l’état clinique des patients dans les 24 heures à venir. Il s’agit par exemple de l’altération de la réactivité du patient, d'une modification de l'expression faciale et d'un changement visible de comportement… Utilisés sous forme de score, ces paramètres sont actuellement testés afin de préciser leur utilité pratique dans le dialogue entre infirmiers et médecins. Une façon novatrice de prendre en compte une intuition en la transformant en un outil de soins.
(1) Hölzing CR, van der Linde J, Kersting S, et al. Prevalence and characteristics of the 'bad feeling' among healthcare professionals in the context of emergency situations: A Bi-Hospital Survey. J Clin Nurs. 2024 Jul 15. doi: 10.1111/jocn.17374.
(2) Friedmann-Smith C et al. Understanding the role of GPs' gut feelings in diagnosing cancer in primary care : a systematic review and meta-analysis of existing evidence. Br J Gen Pract 2020 ; DOI : https://doi.org/10.3399/bjgp20X712301
(3) Haegdorens F, Wils C, Franck E. Predicting patient deterioration by nurse intuition: The development and validation of the nurse intuition patient deterioration scale. Int J Nurs Stud. 2023 Jun;142:104467. doi: 10.1016/j.ijnurstu.2023.104467.
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