LE QUOTIDIEN : Pourquoi avoir créé la Ligue pour la santé des étudiants et internes en médecine ?
LAURENCE FERAY-MARBACH : La Ligue a été créée le 2 mai 2020 précisément, un an jour pour jour après le décès ma fille qui était interne en hépato-gastro-entérologie à Lyon. Nous l'avons retrouvée morte. Elle avait ingéré une surdose de bêtabloquants autoprescrits 15 jours plus tôt dans le but de lutter contre le stress.
Un an après sa disparition, d'autres internes continuaient à mettre fin à leurs jours. Entre janvier et mars 2020, il y a eu quatre décès. Les choses n'évoluent pas, il y a toujours une forme d'omerta autour du suicide des étudiants en médecine et le monde des médecins est extrêmement fermé. C'est pour toutes ces raisons que nous avons eu envie de faire bouger les choses et de créer l'association Lipseim.
Dans nos professions respectives [DRH et directeur d'entreprise, NDLR], nous connaissons la question des risques psychosociaux et nous la traitons régulièrement. Être en dehors du système permet d'apporter des points de vue différents de l'hôpital, qui a très peu de compétences en matière de management, de ressources humaines et d'organisation du travail.
Quel est le rôle concret de l'association ?
Nous menons des actions de formation et de prévention auprès des externes et des internes. À la rentrée de l'internat fin octobre/début novembre, nous intervenons dans les amphis sur la question des risques psychosociaux. Ces jeunes n'y ont jamais été formés. On leur explique la façon dont ces risques se manifestent et comment être attentif aux signaux afin d'éviter les drames.
Nous avons aussi un rôle de lanceur d'alerte auprès des politiques pour sensibiliser à l'importance du sujet. Troisième axe, à travers notre malheureuse expérience, on s'est rendu compte que des familles touchées par des drames se trouvent isolées avec leur douleur et leur peine. Ils n'ont pas de lieu d'échange. On réunit au sein de notre association des familles qui, comme nous, souhaitent que ces drames cessent.
Lipseim a aussi une cellule "SOS". À la création de l'association, nous avons reçu de nombreux messages, dont des appels aux secours. Lorsque nous sommes contactés, nous orientons le jeune vers les structures locales de sa région. Enfin, l'association recueille des témoignages anonymes. Nous savons qu'il y a cette omerta et que les jeunes ont peur de témoigner. Nous réfléchissons encore sur la manière d'exploiter ces paroles.
Quel bilan tirez-vous ? Avez-vous reçu beaucoup de messages d'étudiants en souffrance ?
Oui. Il y a des situations de harcèlement, des difficultés résultant de la charge de travail, des situations de stress liées à la mise en œuvre du droit aux remords mais aussi des messages de détresse. Nous avons aussi des appels de la part de familles dont les enfants envisagent des études en médecine, mais que leurs parents tentent de dissuader. Ce sont des parents qui observent de la souffrance et nous demandent des clés.
Nous avons des recours chaque semaine avec des périodes plus chargées, par exemple lors des partiels. Lipseim en a reçu plusieurs depuis Paris après les derniers événements [annulation des partiels, NDLR]. Les étudiants nous ont confié qu'ils étaient dans une situation insupportable.
Vous souhaitiez recenser les décès chez les internes. Y êtes-vous parvenue ?
Non, c'est un cheval de bataille. Je suis sidérée qu'il n'existe aucune statistique pour recenser les suicides, les décès, les burn-out et toutes sortes de difficultés lors de la formation. Il est très difficile d'avoir des chiffres à cause de cette omerta.
Or, pour traiter un problème, il faut le cerner. Tant que nous n’aurons pas de statistiques fiables, nous ne pourrons pas affirmer la réelle proportion de décès, qui permettrait d'établir un plan ou de mettre en évidence des difficultés accrues dans certaines régions. Il existe des services hospitaliers dans lesquels la souffrance est bien connue.
Trouvez-vous qu'il y a une inertie de l'administration hospitalière ou que les lignes bougent un peu ?
Les deux. Avant de créer la Ligue, nous avons travaillé avec les Hospices civils de Lyon (HCL), où notre fille suivait son internat, afin que soient menées des mesures de prévention. Un an après, le discours a changé : des réunions pour former les PU-PH et les jeunes ont eu lieu. C'est concret et cela démontre qu'on peut le faire.
En parallèle, il y a eu la création du centre national d'appui [CNA] en 2019, une structure qui propose des formations et des outils pour la qualité de vie des jeunes. Le problème est que le CNA dispose d'un budget ridicule et n'avance pas à la bonne vitesse.
Avez-vous identifié d'autres blocages ?
Je remarque que les médecins pensent, à tort, qu'ils vont résoudre leurs problèmes entre eux. Ils ont tendance à refuser les propositions d'aide venant de personnes qui ne sont pas de la maison. Quand j'entends "vous ne pouvez pas comprendre", je ne suis pas d'accord ! J'ai travaillé dans divers secteurs et il y a des choses que l'on retrouve partout, et que l'on connaît bien, comme les questions du management ou de l'organisation du travail. Je ne vois pas pourquoi la médecine y échapperait.
Au moment du décès de ma fille, j'ai été effarée. Les personnes ont fait ce qu'elles ont pu, mais je me suis rendu compte qu'elles ne savaient justement pas faire car elles n'ont pas été formées. Lorsqu'il y a un problème dans un service hospitalier, on met en place une cellule psychologique. Ce n'est pas suffisant. Il faut un contre-pouvoir.
Dans une entreprise privée, vous avez un comité social et économique [CSE], des syndicats représentatifs, un médecin du travail. On avance. Dans les CHU, les médecins comme les internes n'ont aucune représentation adéquate, la commission médicale d'établissement n'est pas un CSE. La médecine du travail est sous-dimensionnée. L'inspection du travail n'existe pas, donc la sanction n'existe pas non plus.
Quelles sont les pistes pour améliorer la santé mentale des étudiants en médecine ?
Il y a des réformes en profondeur à mener comme le statut des internes. Autre chose : le temps de travail n'est toujours pas mesuré. Il est compté en demi-journée, mais une demi-journée peut correspondre à 7 ou 8 heures ! Le harcèlement, c'est zéro tolérance. Cela devrait être sanctionné systématiquement et le non-respect du temps de travail, c'est du délit pénal. La situation est complexe mais il faut s'y attaquer.
On ne peut pas sacrifier les jeunes simplement parce que l’hôpital ne peut pas tourner sans eux. Le cumul des fonctions de PU-PH – soin, enseignement, recherche – est aussi une question centrale. Quand on fait tout à la fois, on finit par ne rien faire correctement.
Et à plus court terme ?
Parmi les mesures immédiates, nous avons toutes les compétences, en France, pour créer un observatoire produisant des statistiques. Il suffit de le vouloir vraiment. Récemment, on a annoncé la mise en place d'un numéro vert national pour les étudiants en souffrance, c'est un pansement sur une jambe de bois !
Pourquoi ne pas décider plutôt de créer, dans toutes les facs, une formation sur la prévention et les risques psychosociaux dès la première année. Il faudrait faire appel à des professionnels. Un jeune formé pourra mieux appréhender les risques, mieux observer et être capable d'agir pour lui et pour les autres.
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