Entretien avec l'économiste, spécialiste des questions de protection sociale et de santé

Frédéric Bizard : « La crise a été un révélateur des défaillances du système de santé français »

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Publié le 07/05/2021
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Gouvernance « centralisée et étatique », absence de vision stratégique, dépendance sanitaire, « sous-développement » numérique : un an près le début de la crise, l'économiste de la santé Frédéric Bizard revient sur les « défaillances » françaises. Il juge que le gouvernement n'a pas corrigé le tir et appelle les candidats à la présidentielle à placer la santé au cœur du débat.

Crédit photo : Sébastien Toubon

LE QUOTIDIEN : La crise sanitaire a mis à l'épreuve le système de santé français et révélé certaines faiblesses en matière de gouvernance, de moyens ou d'indépendance sanitaire. Les failles sont-elles rédhibitoires ?

FRÉDÉRIC BIZARD : Le mal est profond. La crise a été un révélateur des défaillances du système de santé français. Ces faiblesses étaient identifiées depuis de nombreuses années mais beaucoup d'acteurs et de responsables n'en avaient pas conscience !

À mes yeux, la faille la plus compliquée à rendre réversible est celle de la gouvernance avec la montée en puissance de l'étatisation depuis 20 ans. La haute fonction publique a convaincu les responsables politiques – de droite comme de gauche – qu'elle était indispensable pour maîtriser les dépenses de santé. Or, cette approche purement comptable et budgétaire empêche l'État d'avoir une vision stratégique à long terme. En même temps, il délaisse son rôle de stratège et d'opérateur des fonctions régaliennes. On a bien vu qu'à chaque étape — masques, tests, gestion des cas contacts, vaccination — l'entêtement pour un système centralisé et étatique a échoué. Ces failles ne sont pas rédhibitoires à partir du moment où il y a une volonté politique.

Les agences régionales de santé ont-elles fait leurs preuves dans la gestion territoriale de crise ? Et l'essor des CPTS — qui animent des centres Covid, de tests PCR ou de vaccination — n'est-il pas très encourageant ?

Les ARS incarnent l'État dans les régions. Mais ces agences s'occupent de missions qu'elles ne devraient pas assumer comme la gestion des masques, des tests ou la vaccination ; et elles travaillent de façon trop rigide, technocratique, sans anticipation. Il faudrait leur retirer le rôle de pilotage des professionnels de santé et celui de la gestion du risque, du ressort de l'Assurance-maladie, afin qu'elles puissent se concentrer sur la surveillance sanitaire, le suivi des besoins et l'évaluation des services de santé.

Quant aux CPTS, elles sont le prolongement d'un modèle en bout de course. Elles illustrent la volonté de l'État de conserver les manettes tout en opérant une fausse décentralisation… Ces collectifs ne reposent sur aucune délimitation géographique et continuent le cloisonnement ville/hôpital. Dans le modèle de santé que je propose, il faudrait mettre en place une vraie territorialisation de la santé autour de 450 secteurs couvrant en moyenne 150 000 habitants. Cette nouvelle organisation, réévaluée tous les cinq ans, permettrait de négocier directement avec l'Assurance-maladie.

Comment interprétez-vous l'échec de la France, « pays de Pasteur », dans la course mondiale aux vaccins ?

C'est le résultat d'une politique qui a désinvesti la recherche médicale alors que nous étions face à un changement de paradigme technologique. La chimie thérapeutique traditionnelle a été éclipsée par l'innovation biotechnologique, puis génomique. La France a été un leader mondial dans la recherche génomique jusqu'aux années 2000. Mais l'État a considéré que la santé n'était pas un secteur stratégique sur le plan industriel et de l'innovation. Résultat, on n'a jamais pris conscience de notre déclin dans les domaines d'excellence sanitaire. Jusqu'à aujourd'hui, la France n'a rien inventé ni produit sur le Covid. Avec la crise, la France se retrouve en deuxième division, dépendante de l'étranger sur tous les produits anti-Covid.

Le gouvernement a-t-il tiré les premières leçons de ce qui n'a pas marché ?

Sur le plan structurel, le gouvernement reste sur la même ligne politique que ces 20 dernières années. J'avoue une certaine déception vis-à-vis d'Emmanuel Macron. Comme il n'était pas responsable de la politique précédente, on aurait pu penser qu'il aurait eu davantage de liberté à assumer les erreurs et à changer de cap.

Pourtant, le Ségur de la santé a octroyé des revalorisations historiques aux soignants hospitaliers et programmé des investissements massifs en santé (19 milliards d'euros sur dix ans). Ces efforts sont-ils à la hauteur des enjeux ?

Le Ségur a rempli son objectif principal qui était d'aider l'hôpital, en état de délabrement et de perte d'attractivité, à survivre à la crise sanitaire. Le « quoi qu'il en coûte » a permis de maintenir suffisamment de ressources humaines pour faire tourner les hôpitaux. Mais ce n'est pas suffisant.

Sur les 19 milliards d'euros programmés, 13 milliards sont prévus pour la reprise de la dette et 6 milliards pour les investissements sur dix ans, alors qu'il faudrait trois à quatre milliards d'euros par an en tant normal. C'est de la poudre aux yeux ! Surtout, il ne suffit pas d'investir, il faut savoir ce qu'on veut faire de l'hôpital. Quel doit être son organisation, son pilotage ? L'hôpital du XXIe siècle ne peut pas être celui des ordonnances de 1958.

La médecine libérale estime être la grande oubliée du Ségur. C'est votre avis ?

La médecine de ville n'existe pas pour le ministère de la Santé. Cantonnée à une Assurance-maladie qui la gère a minima pour qu'elle lui coûte le moins possible, elle a été toujours la variable d'ajustement des dépenses de soins. L'État refuse d'investir dans la médecine libérale, jugée insuffisamment soumise et contrôlable par des normes.

Pourtant, comme l'hôpital, la ville a un vrai problème d'attractivité. On n'a jamais vraiment investi dans l'offre ambulatoire. Il faut avoir le courage d'affirmer que ces 36 000 cabinets médicaux doivent bénéficier de ressources technologiques et financières pour se remettre à niveau, notamment sur le plan numérique. En contrepartie, chaque praticien libéral doit avoir conscience qu'il assume des missions populationnelles.

La France prend-elle suffisamment vite le virage du numérique en santé ?

La crise a montré que la France est dans un état de sous-développement numérique, même s’il y a eu des investissements massifs dans ce secteur. Le problème n'est pas technique mais relève d'une absence de vision stratégique des usages. Sans priorités, on est comme un hamster dans sa roue, on tourne en rond. La question est de savoir comment on organise ce nouveau modèle de santé. C'est en partant des besoins des individus qu'on peut adapter les technologies et les outils et instaurer un parcours numérisé.

Le « quoi qu'il en coûte » a fait plonger le déficit de la Sécurité sociale. Faut-il s'attendre à un tour de vis post-crise ?

La "dette Covid" a été cantonnée dans la caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES). C'est une mauvaise décision car on affaiblit la Sécurité sociale dont les besoins vont continuer de croître.

Si on ne change pas notre modèle de financement, il y aura un déficit structurel causé notamment par le Ségur de la santé. Pour financer les huit milliards d'euros de hausse annuelle dus à la revalorisation des salaires des soignants, l'État peut miser sur une hausse des recettes ou sur un tour de vis sur les dépenses. Pour sortir par le haut, je recommande un ONDAM qui ne soit plus "sectoriel" mais fondé sur les besoins. Il ne faut pas supprimer cet outil de régulation. En revanche, une loi de programmation sanitaire sur cinq ans est nécessaire pour planifier les dépenses, les priorités et les investissements. Cela permettra des choix stratégiques. Ensuite, chaque année, on peut avoir une loi de financement de la Sécu avec deux volets : la santé et les autres risques.

À la tête de l'Institut Santé, vous proposez une refondation de notre système de santé. Par quelle réforme faut-il commencer ?

Il faut changer la gouvernance politique trop faible de la santé publique, caractérisée par un émiettement d'agences et un sous-investissement. C'est la priorité. Il est urgent de redéfinir le rôle de l'État, de l'Assurance-maladie, des professionnels de santé, des collectivités territoriales avant de décentraliser la gestion des soins et d'instaurer une vraie gouvernance territoriale ; le changement doit être global et s'opérer dans les 100 premiers jours du quinquennat.

Le choc de la crise peut-il favoriser l'émergence d'un consensus ?

Oui, au moins sur le diagnostic. L'élection présidentielle peut être une opportunité pour mettre la santé au cœur du débat public. Mais rien ne se passera si nous, citoyens, ne préparons pas un programme pertinent et consensuel. Aucun parti politique ne travaille sérieusement sur ce sujet… On préfère débattre de la sécurité et de l'immigration.

Propos recueillis par Loan Tranthimy

Source : Le Quotidien du médecin