LE QUOTIDIEN : En quoi le dialogue entre philosophie et sciences biomédicales peut-il être fécond ?
LUCIE LAPLANE : Mieux traiter une maladie suppose de mieux la comprendre, ce qui passe par la pratique expérimentale, mais aussi par le fait de poser les bonnes questions, d'analyser les résultats et d'articuler les connaissances acquises par les biais expérimentaux. C’est au niveau de cette articulation des concepts, hypothèses et théories que la philosophie a sa place.
En miroir, les sciences apportent à la philosophie la substance nécessaire à un travail réflexif de qualité, qui ne peut se satisfaire de connaissances obsolètes ou superficielles. Les théories et concepts scientifiques n'existent pas dans le vide : ils sont liés aux outils expérimentaux et aux contraintes matérielles, que la philosophie des sciences doit comprendre intimement pour n'être pas hors sol.
Les philosophes ne sont pas assignés à la bibliothèque, les médecins cantonnés à l'hôpital et les biologistes au laboratoire. Il faut casser les frontières disciplinaires et travailler ensemble dans des espaces communs, sans attendre des collaborations impulsées par des facteurs extérieurs, comme une réponse à un appel d'offres.
Vous-même dans votre parcours, vous avez transgressé les frontières.
Lors de mes études de philosophie, je me suis orientée très tôt vers la philosophie des sciences. Pendant ma thèse, j’ai fait - non sans mal d’un point de vue administratif ! - un master 2 de biologie des cellules souches, ce qui m’a permis de passer six mois à la paillasse. Cela a transformé ma pratique et ma vision de la philosophie. Aujourd’hui je travaille dans un laboratoire de biologie expérimentale à Gustave-Roussy. Plus récemment, je me suis également formée à la bio-informatique.
En quoi consiste votre travail sur les cellules souches ?
J'ai essayé de révéler les présupposés implicites sur lesquels reposent nos conceptions des cellules souches, et qui ont des conséquences sur les stratégies thérapeutiques. Ces présupposés sur la manière dont les cellules souches se comportent ne sont pas forcément faux ; ils peuvent être vrais dans certains tissus, pour certaines cellules souches et pas d'autres.
La conception dominante, historique, des cellules souches a émergé à la fin du XIXe siècle et s'est construite au cours du XXe siècle avec la biologie du développement. Elle se structure autour de deux idées fortes : la différenciation va dans un seul sens, sans retour possible ; et ce qui fait que la cellule est souche (stemness en anglais) lui est intrinsèque et ne dépend pas de l'environnement dans lequel elle est.
Tout au long des XXe et XXIe siècle, se sont accumulées des données qui contredisaient ces idées, du moins, en divergeaient. Par exemple : si la différenciation est bien une voie à sens unique dans le système hématopoïétique, ce n'est pas le cas dans les tissus épithéliaux où les cellules ont plus de plasticité dans leur identité. Généraliser le modèle hématopoïétique à l'ensemble des tissus et des cancers est problématique.
On a des preuves, au moins expérimentales, que cibler les cellules souches cancéreuses n'est pas toujours efficace. Des chercheurs ont montré dans un modèle murin de cancer colorectal qu’après la suppression des cellules souches cancéreuses, les cellules cancéreuses non-souches restées intactes se dédifférenciaient et reproduisaient de nouvelles cellules souches cancéreuses, conduisant à un échec de la stratégie thérapeutique de ciblage des cellules souches cancéreuses.
Après cette remise en question de la conception traditionnelle des cellules souches, vous proposez quatre autres définitions. Quelles sont-elles ?
J’ai focalisé mon attention sur deux questions centrales pour la compréhension des cellules souches normales et cancéreuses : 1) les cellules souches peuvent-elles se dédifférencier ?; 2) le rôle du micro-environnement est-il déterminant ? Ces deux questions étant binaires (on peut y répondre par oui ou par non), il en résulte quatre conceptions différentes des cellules souches. La première conception est catégorique : la propriété « être souche » ne dépend que des propriétés constitutives de l’objet.
Puis à la fin du XXe siècle a émergé la conception dispositionnelle (celle du système hématopoïétique) : la propriété « souche » est constitutive de certaines cellules (et ne peut être accise par les autres cellules hématopoïétiques) mais son expression est régulée par l’environnement médullaire.
Ces deux premières approches supposent qu’il n’y a pas de plasticité cellulaire dans les tissus. Si on concède qu'il peut y avoir de la plasticité, comme c'est le cas dans les tissus épithéliaux, deux nouvelles alternatives s'ouvrent. La propriété souche peut être relationnelle et émerger d’une relation de la cellule avec un micro-environnement particulier. Enfin, elle pourrait être systémique. La propriété souche n’appartiendrait pas à une cellule : elle est dans le système, et la cellule qui l’exprime est substituable.
Comment ces différentes approches peuvent-elles influencer les soins ?
Elles permettent d’orienter les stratégies thérapeutiques actuelles vers certains cancers ou de les en détourner. Par exemple, les thérapies qui ciblent les cellules souches sont adaptées aux deux premières conceptions, non aux deux dernières car la plasticité cellulaire conduirait au renouvellement permanent du stock de cellules souches cancéreuses. À l’inverse, les stratégies qui ciblent le micro-environnement (plutôt que les cellules souches) ne seront pertinentes que s’il joue un rôle déterminant.
Cette approche conduit aussi à pointer les angles morts, qui peuvent devenir des pistes de recherche à investiguer : c'est le cas de la propriété souche comme propriété systémique. Aucune thérapeutique en cours de développement ne prend en considération cette possibilité.
Où en êtes-vous dans vos recherches ?
Je cherche à savoir, pour chaque type de cellule souche, à quelle catégorie elle appartient, et si cette identité est stable. Par exemple, dans le système hématopoïétique, les données convergent en faveur d’une identité dispositionnelle des cellules souches normales. Mais cette identité peut-elle être bouleversée par une leucémie ?
Cette question de la stabilité de l’identité souche pourrait avoir des retombées en médecine régénérative. Peu de traitements à base de cellules souches sont convaincants. Mieux connaître la nature de la propriété souche (catégorique, dispositionnelle, relationnelle, systémique) est important afin de déterminer de quoi un tissu a besoin pour se régénérer. De plus si l’identité souche peut changer d’une catégorie à une autre, la compréhension des mécanismes qui permettent de tels changements pourrait offrir de nouvelles alternatives, par exemple de régénérer des cellules souches hématopoïétiques par dédifférenciation et ainsi offrir des alternatives à la transplantation.
Je m’intéresse aussi à l’histoire évolutive des cellules souches que je tente de reconstruire avec des collègues spécialistes. Mieux comprendre l’apparition (ou les apparitions) des cellules souches au cours de l’évolution des espèces pourrait nous renseigner sur les différences entre les fonctionnements des cellules souches dans différents tissus.
Un autre axe de mes recherches est l'évolution clonale : je m’intéresse aux mécanismes évolutifs à l’œuvre au sein des cellules cancéreuses et à leur rôle causal (ou non) dans la progression des cancers, en particulier les rechutes.
Comment se passent vos relations avec les autres scientifiques ?
Cela dépend des jours. Je travaille depuis longtemps dans des laboratoires, aussi ai-je un entourage professionnel au sein duquel existe une vraie synergie. La confrontation des points de vue profite autant à la philosophie, qu'à la biologie. Mais parfois, selon l'urgence des priorités, je redeviens une étrangère : pour s'intéresser à la philosophie, les scientifiques doivent avoir du temps et des moyens.
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