La publicité médicale n’est pas interdite en Turquie. Alors, comme beaucoup de médecins, Cihan Şefikoğullari a une page Instagram. Il y publie des photos d’accouchement, d’échographies ou de lui et de son équipe, les doigts en cœur. Une page classique. Si ce n’était ces deux publications de février 2023. On le voit soigner en urgence des blessures à la tête et accoucher des femmes dans une salle annexe. La dernière photo montre les décombres d’un immeuble. Celui de son hôpital.
Car le 6 février dernier, sa ville, Samandağ, a été dévastée par le tremblement de terre en Turquie. Le Dr Şefikoğullari dormait à poings fermés quand il a senti les murs trembler. « J’ai saisi mes deux enfants et ma femme, les murs se sont effondrés, quelque chose est tombé sur ma tête et nous sommes sortis. C’était le chaos dehors. Beaucoup de gens, prisonniers des décombres, appelaient à l’aide », se remémore-t-il. Il pleut à verse, tout le monde grelotte et l’obscurité est encore totale : impossible de se rendre compte de l’étendue des dégâts.
Un peu plus tard, il apprend que l'hôpital dans lequel il travaille est endommagé. « J’ai récupéré du matériel resté intact à l’intérieur, et avec l’aide de quelques confrères, nous avons installé un centre de soins dans un café en face », détaille le gynécologue. Sa maison étant détruite, on lui attribue une tente. Il se rend alors chaque jour dans la clinique de fortune, fait « en 30 minutes un trajet qui dure d’habitude cinq minutes » et réussit à pratiquer quatre accouchements naturels et 10 avortements. « Nous n’étions pas équipés pour réaliser des césariennes, regrette-t-il. Heureusement, nous n’avons pas eu d’urgence, comment aurions-nous fait si une femme avait dû se faire opérer ? » Deux semaines plus tard, la terre tremble à nouveau, l’épicentre se trouve pile sur la ville. « Là, l'hôpital a été totalement détruit et je n’ai pas pu continuer les soins », explique-t-il.
Une installation dans un hôpital privé à 70 kilomètres
Il travaille désormais à 70 kilomètres, à l'hôpital américain de Reyhanli. Installé dans un conteneur de fortune avec sa famille, il s’y rend chaque jour, de 7 heures à 19 heures, « quand je ne dois pas faire des heures supplémentaires à cause d’accouchements imprévus ». L'hôpital, privé, resté debout pendant les séismes, est le seul de la zone à pouvoir pratiquer des accouchements, des échographies ou des suivis de grossesse. Il se retrouve seul à devoir gérer des accouchements à la chaîne. Car beaucoup de médecins se sont réfugiés chez des parents ou amis plus loin, à l’abri des secousses. Quand ils ne sont pas morts dans les tremblements de terre. « Je suis de Samandağ. Ma femme, sa famille, mes patientes sont d’ici. Je ne me voyais pas partir ou les abandonner, affirme-t-il avec détermination. Et puis il y a plus important que d’avoir un salaire confortable : la satisfaction de voir qu’on fait quelque chose, même d'infime, pour aider ces gens. »
Neslihan est de celles-là. Enceinte de six mois quand la terre a tremblé, déjà mère d’une petite fille de deux ans, elle n’a longtemps plus senti son bébé bouger. « Mais je n’osais pas rentrer à l’intérieur, j’avais trop peur que le bâtiment ne s’effondre », raconte en souriant la jeune femme de 26 ans aux grands yeux verts, qui vit dans un conteneur, installé à côté de sa maison effondrée. D’autant plus que des répliques ont lieu constamment. En Turquie, une observation d’au moins 24 heures (48 heures pour une césarienne) est conseillée après une naissance. « Mais les jeunes mères sont effrayées, elles ne veulent pas rester entre quatre murs. Elles repartent presque tout de suite après avoir donné naissance, elles ont tellement peur que le bâtiment s'effondre », raconte Cihan Şefikoğullari.
Poursuivre la prise en charge
Reste que l'hôpital dans lequel il exerce aujourd’hui est privé et que l’accès aux soins n’est pas gratuit. Surtout, il se situe à une heure trente de route. Les familles se cotisent pour payer le trajet et l’opération. Songül, une autre de ses patientes, a dû réunir 13 000 livres turques (600 euros à l’époque, l'équivalent pour certains de plus d’un mois de salaire). Toute sa famille s’est cotisée. « Je n’avais pas le choix, il fallait que j’aille là-bas, aucun autre hôpital ne faisait les accouchements », raconte Songül, enceinte de huit mois au moment du séisme.
Après quelques jours dans une voiture et dans une tente, elle a fini sa grossesse dans un poulailler. Aujourd’hui, son petit Ali babille tranquillement, allongé sur le canapé que ses parents ont sorti du salon de leur maison pour le déposer dans le jardin. « Pour mes patientes, celles que je suivais avant les séismes, nous avons tenté de leur facturer moins d’argent, précise le médecin. Il y a des hôpitaux étatiques, beaucoup de personnel soignant y a été envoyé, mais ils se trouvent à Mersin, à Adana (à plus de heures heures de route, NDLR). Et trois autres obstétriciens sont arrivés dans mon hôpital depuis ».
Et pour toutes ces jeunes mères et ces bébés, l’angoisse ne fait que commencer. « Il fait très chaud en ce moment, il y a des insectes, des moustiques, des serpents. Et l’air qu’ils respirent n’est pas sain, se désole le médecin. Sans parler des conséquences psychologiques de vivre dans un tel environnement. » En attendant, il continue à poster, presque chaque jour, des photos d’accouchement. Comme si, l’espace d’un instant, il tentait de faire oublier la désolation de l’extérieur.
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024
La myologie, vers une nouvelle spécialité transversale ?