LE QUOTIDIEN : Comment en êtes-vous arrivé à créer votre association SOS Anor ?
Dr ALAIN MEUNIER : Je suis venu aux troubles du comportement alimentaire (TCA) par intérêt pour le suicide et en particulier celui des adolescents. Or la pathologie la plus significative de l’adolescence est l’anorexie. Je me suis vite rendu compte, en prenant des patients en charge, que c’est une pathologie très dure à soigner et que mes seuls talents de psychiatre et psychanalyste ne suffiraient pas.
Au fur et à mesure, j’ai constitué une équipe de soins avec des spécialistes de cette pathologie mentale. SOS Anor comprend aujourd’hui une psychomotricienne, une diététicienne, des psychologues formées aux TCA. Nous avons mis au point un portrait de l’anorexique que l’on appelle « le mental Anor » ou mental de l’anorexique et l’on travaille sur ce schéma et son mode de construction. Les anorexiques s’opposent d’une manière tellement forte, que l’on n'est pas de trop dans plusieurs spécialités.
Quelles sont les spécificités de la boulimie avec vomissements et de l’hyperphagie ?
Pour nous, c’est le même problème. D’après mon expérience, les anorexiques sur la durée sont toujours passées par une phase d’anorexie restrictive avant d’en arriver à la boulimie avec vomissements. La plupart du temps, il existe un traumatisme et l’on peut considérer l’anorexie comme une réponse à une souffrance de l’adolescence et finalement une adolescence qui s’arrête. Le jeûne est une façon de se départir de ces souffrances. Une fois que les patientes sont dans cette mécanique, se mettent en place des éléments psychologiques caractérisés par la maîtrise de tout, la nourriture mais pas seulement.
Mais elles éprouvent aussi le doute, l’incapacité à vivre l’instant, les difficultés avec leur corps. Très souvent, le traitement, une psychothérapie en face-à-face, peut s’apparenter aux thérapies cognitives ou comportementales (TCC) tout en étant quand même très spécifique. Il doit s’articuler autour d’un travail avec un diététicien et une psychomotricienne. Il reste une catégorie à part, l’hyperphagie et les boulimies pulsionnelles sans vomissement et avec une alimentation sans limite.
Au sein de votre centre, vous avez recours à la stimulation magnétique transcrânienne. Quel en est l’intérêt ?
Aujourd’hui avec une IRM fonctionnelle, on est capable de voir les perturbations existant dans le cerveau en fonction de certaines pathologies ; on peut observer le centre de la dépression ou encore celui des TCA. Cela permet de bloquer les pensées alimentaires qui sont en fait l’expression psychique des vomissements. Nous proposons aussi de l’hypnose et de la réflexologie ; tout ce qui relie la tête et le corps est bon à prendre.
Même si on n’exclut pas complètement les médicaments, on s’en sert comme des moyens symptomatiques, sans penser qu’ils vont guérir le sens de l’histoire.
L’anorexie n’est pas le symptôme d’une autre maladie mais un syndrome à part entière
Très longtemps l’anorexie a été prise pour la conséquence d’une maladie infantile ou le début d’une pathologie adulte. C’est lié au fait que l’on connaît mal cette période de l’adolescence. Trop souvent, on voit arriver des patients sous antipsychotiques ou antidépresseurs, voire des gamines entre 13 et 15 ans soignées par électrochocs. La réalité c’est que toutes ces thérapies et médicaments ne fonctionnent pas. Nous pensons au sein de SOS Anor que l’anorexie n’est pas le symptôme d’une autre maladie mais un syndrome à part entière avec son début, sa fin, son mode de fonctionnement.
Comment repérer un trouble du comportement alimentaire ?
Les parents ne veulent pas voir quelque chose que les adolescents ne veulent pas montrer. Ce qui est mis en avant, c’est la fatigue, les examens, etc., mais pour peu qu’on lise la description d’une anorexique, c’est difficile de ne pas le voir. Ce ne sont pas les parents qui s’en aperçoivent les premiers, mais plutôt des gens éloignés de la famille qui constatent que l’adolescente n’est jamais là aux repas, qu’elle a toujours une bonne raison, qu’elle élimine certains aliments, qu’elle est d’une maigreur que les parents ne voient pas car ils vivent avec.
Une fois le problème détecté, la difficulté est de trouver un centre spécialisé, hospitalier ou privé, qu’importe, tant que la patiente se sente entendue. Un généraliste qui ne serait pas au courant du problème risque de conseiller de forcer la patiente à se nourrir mais on ne force pas quelqu’un à manger. C’est une pathologie qui s’impose à la patiente, ce n’est pas une volonté de maigrir. C’est quelque chose d’intérieur qui lui fait considérer l’alimentation comme pire que la mort qui l’attend. Elle ne voit pas qu’en ne mangeant pas, elle va se retrouver à l’hôpital…
Ce qui est très difficile c’est que ces adolescentes ont l’art de transformer les parents soit en êtres qui les rejettent, soit au contraire en infirmiers. Les parents, bien qu’ils éprouvent souvent de la culpabilité, ne sont pas responsables de l’anorexie en tant que telle.
Le travail est une manière pour les anorexiques d’échapper aux pensées alimentaires. Il faut trouver ce qui va les sortir de leur maîtrise, de leur isolement. Et malheureusement le sport n’est pour elle qu’un moyen de perdre les calories de la veille.
À quel moment peut-on considérer que les choses vont mieux ou qu’au contraire elles empirent ?
Le poids est un mauvais indicateur. Les anorexiques à l’hôpital ont l’art de reprendre trois kilos, de boire deux kilos d’eau, pour atteindre la barrière permettant de sortir.
À part pour les adolescentes très jeunes qui sont en danger, l’hospitalisation ne doit pas être le premier réflexe. Quand vous hospitalisez une boulimique vomisseuse ou anorexique, immédiatement elle se met en lutte contre l’hôpital. On en arrive à des traitements qui les isolent, voire à de la contention. Il y a une dizaine ou une vingtaine d’années, ça frisait la maltraitance. Aujourd’hui, c’est plus atténué. Mais on reste dans la contrainte avec le contrat de poids : il faut qu’elles mangent donc elles vont manger de toute façon pour sortir, et si ça ne suffit pas on leur met des sondes. Un très beau livre L’hôpital des enfants fous décrit tout cela très bien.
Il existe un moment où elles peuvent prendre conscience de leur pathologie. Une accroche avec un médecin va alors se mettre en place. C’est mieux si l’on arrive à trouver une équipe pour s’en occuper en ambulatoire. C’est ce que nous faisons de temps en temps pour les jeunes filles qui sont en province. Nous cherchons un diététicien qui accepte de les suivre, ou une psychologue. Ce qui n’est pas toujours évident, car faute d’enseignement, ces professionnels connaissent assez mal le sujet. C’est une pathologie mal connue et surtout mal enseignée.
L’anorexie engendre-t-elle beaucoup de suicides ?
En général non, même si l’on peut dire que c’est une maladie très suicidogène parce qu’elle fabrique de fausses vies. Les anorexiques peuvent avoir des enfants, vivre un quotidien normal, mais ce sont très souvent des personnes qui vont assez mal. Elles fabriquent de très beaux châteaux mais des châteaux vides. Lorsqu’elles passent de la restriction à la boulimie, elles mangent et ne supportent pas de grossir et c’est là que les idées suicidaires interviennent. Le laps de temps pour guérir dépend beaucoup de certaines circonstances de la vie. Des patientes avec un moteur fort, comme cette jeune fille récemment vue en consultation, qui vient de se marier, n’avait plus ses règles, et qui avait toujours caché son trouble, peuvent guérir en quelques mois. Mais chez celles qui n’ont pas de but précis, la guérison peut prendre des années.
Quant aux garçons, on les voit dans les salles de sport sécher leur corps et faire de la musculation. L’expression de la pathologie est très différente, et ils sont bien moins nombreux. Si la minceur est plutôt valorisante pour la femme, elle l’est moins pour l’homme.
Quelle est la chose qui vous satisfait le plus dans votre métier ?
Les anorexiques n’ont pas encore totalement leur corps de femme et lorsqu’une métamorphose s’accomplit, c’est un vrai plaisir. J’ai un exemple pas très vieux. Lors d’une émission de télé sur le sujet à laquelle j’ai participé, une jeune fille m’a interpellé. J’ai fini par me rendre compte que c’était une de mes patientes, je ne l’avais pas reconnue. On guérit de l’anorexie, et il faut surtout oublier les commentaires sur Internet qui ne donnent pas une belle vision de la maladie…
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