LE QUOTIDIEN : Le CHU de Nîmes vient de lancer une étude clinique sur la psilocybine dans les troubles liés à l’usage de l'alcool. Une rupture ?
Dr LUCIE BERKOVITCH : Oui, c’est la première fois en France qu’une étude utilise la psilocybine, principe actif des champignons hallucinogènes, chez l’être humain à des fins thérapeutiques. Nous espérons que cela amorcera une vague d’essais à venir.
En Occident, les psychédéliques ont connu un âge d’or dans les années 1950-1970 avant d’être occultés. Ces substances sont alors expérimentées tant par le grand public que par la communauté scientifique et médicale. Le Suisse Albert Hofmann découvre les propriétés hallucinogènes du LSD en 1943 et la formule de la psilocybine en 1956, alors qu’il travaille pour le laboratoire Sandoz. Le LSD et la psilocybine vont être commercialisés et distribués aux psychiatres pour qu’ils expérimentent ce qu’éprouve un patient souffrant de manifestations hallucinatoires. Des essais commencent dans le champ de la dépression, de l’anxiété, des addictions, y compris à l’hôpital Sainte-Anne à Paris !
La stigmatisation à la fin des années 1960 est multifactorielle. Aux États-Unis, les usagers de psychédéliques, engagés contre la guerre du Vietnam, sont la cible des conservateurs américains. Des accidents, rares mais graves, surviennent dans le cadre des consommations récréatives non encadrées et sont largement médiatisés. Certaines figures sulfureuses, comme Timothy Leary, défendent ardemment les psychédéliques et sont largement critiquées par le monde académique de l’époque.
Y a-t-il une spécificité de la France ?
La France a été la première à prohiber l’usage des psychédéliques, en particulier du LSD. Alors qu’aux États-Unis, le contexte est considéré comme primordial dans le vécu d’une prise de psychédélique, cette dimension n’est pas tellement prise en compte en France et les essais thérapeutiques ne donnent pas de résultats très probants. Par ailleurs, les neuroleptiques, découverts à Sainte-Anne à la même époque, révolutionnent la prise en charge des patients en psychiatrie. Ils pourraient avoir éclipsé l’intérêt des psychédéliques.
En Occident, les psychédéliques ont connu un âge d’or dans les années 1950-1970 avant d’être occultés
Que sait-on de ces substances, d’un point de vue scientifique ?
Elles ont des effets thérapeutiques lorsqu’elles sont administrées en association avec la psychothérapie. Cette efficacité est immédiate, en quelques heures, et s’observe dès la première prise, contrairement aux traitements habituels en psychiatrie qui doivent être pris quotidiennement pendant plusieurs semaines avant d’agir.
Cette efficacité a été montrée contre placebo dans la dépression résistante (avec plus de 30 % de réponse), dans l’anxiété liée à la fin de vie pour soulager les angoisses de mort, et dans les addictions, en particulier le trouble lié à l’usage de l’alcool et le tabagisme (plus de 50 % de réponse).
Par ailleurs, la MDMA, principe actif de l’ecstasy qui n’est pas à proprement parler un psychédélique (les effets pharmacologiques et subjectifs sont différents), a montré une efficacité dans l’état de stress post-traumatique, là encore en association avec une psychothérapie, avec une disparition des symptômes chez trois quarts des patients !
Les psychédéliques sont-ils interchangeables ?
Ils ont un mécanisme d’action commun : ils se fixent et activent les récepteurs à la sérotonine 5-HT2A. C’est cette activation qui serait à l’origine des effets subjectifs ressentis (distorsions visuelles, effets émotionnels). Depuis peu, on a aussi découvert des effets sur la neuroplasticité, avec l’apparition de nouvelles connexions entre les neurones. Mais d’une substance à l’autre, il existe des différences : elles peuvent se fixer sur divers autres récepteurs et ont des durées d’action très variables (de 15 minutes à 12 heures !).
La psilocybine est la molécule qui a été le plus testée, dans les trois indications (dépression résistante, anxiété liée à la fin de vie et addictions). Le LSD a été évalué dans l’anxiété en contexte palliatif avec des résultats probants, et la DMT, principe actif de l’ayahuasca, a fait l’objet de quelques études dans la dépression résistante.
Plusieurs travaux sont en cours pour tester les psychédéliques dans les troubles obsessionnels compulsifs et dans les troubles du comportement alimentaire. Enfin, d’autres indications non psychiatriques sont à l’étude : dans la douleur (algie vasculaire de la face) et dans les troubles du spectre autistique.
L’efficacité a été montrée contre placebo dans la dépression résistante, l’anxiété liée à la fin de vie et les addictions
Sont-ils testés dans les psychoses ?
Intuitivement, il y a une réticence à donner une substance qui entraîne des modifications perceptives intenses à des patients présentant une vulnérabilité. De fait, il a été montré que la kétamine pouvait faire réapparaître des symptômes chez les patients qui ont une schizophrénie, de manière temporaire et réversible.
Toutefois, un faisceau d’indices nous invite à ne pas totalement écarter cette idée. D’un point de vue cérébral, les psychédéliques favorisent la connexion des neurones entre eux. Or les patients avec schizophrénie ou stress chronique peuvent présenter une diminution de la connexion neuronale. Restaurer ces connexions pourrait ainsi avoir un potentiel thérapeutique. Il semble donc essentiel de mieux comprendre les effets cérébraux des psychédéliques, et de diminuer les effets hallucinogènes.
Quels sont les défis auxquels sont confrontés les chercheurs ?
Ils relèvent d’abord du financement de la recherche : les études sur les psychédéliques sont très coûteuses, ne serait-ce que parce qu’elles nécessitent un accompagnement par un psychothérapeute.
Il faut également trouver une source fiable de substance pour administrer un traitement vérifié et sécure aux participants, de façon reproductible. Or les laboratoires spécialisés sont localisés à l’étranger. Importer ces produits classés comme stupéfiants suppose de franchir de nombreuses étapes administratives. Enfin, il faut que le protocole soit validé en France par les comités d’éthique et l’Agence nationale de sécurité du médicament avant de recruter des participants.
En quoi consiste l’accompagnement des patients ?
Il s’agit d’abord d’un impératif de sécurité : veiller à ce que l’état induit par la substance ne soit pas source d’angoisse ou d’effet secondaire. Il faut donc préparer les participants à ces modifications de la perception de soi et du monde et les accompagner tout au long de la prise de psychédélique, pour échanger et rassurer si besoin.
Par ailleurs, l’accompagnement psychothérapeutique pourrait être potentialisé, boosté par les psychédéliques. Être dans un état différent permettrait d’accélérer le travail psychothérapeutique : on parle de psychothérapie augmentée par les psychédéliques. Les problématiques doivent être abordées en amont et il est crucial de faire un travail de reprise après l’administration, « d’intégration » de ce qui s’est passé pendant la prise.
Quels risques présentent les psychédéliques ?
Sur le plan physique, ils peuvent entraîner des nausées, des céphalées, une augmentation du rythme cardiaque et de la pression artérielle. Psychiquement, les changements perceptifs peuvent s’accompagner d’une angoisse, voire de symptômes qui perdurent dans le temps (même si, à ce jour, aucune transition psychotique n’est survenue dans les études cliniques publiées). Dans une étude testant la psilocybine dans la dépression résistante, certains individus n’ayant pas répondu au traitement ont présenté des idées suicidaires après la prise. Précisons : ce n’était pas statistiquement significatif, et ces patients sont à risque d’idéations suicidaires du fait même de leur trouble. Mais c’est un point de vigilance d’autant que des cas de passages à l’acte suicidaire ont été rapportés dans le cadre de consommations récréatives.
Par ailleurs, des inquiétudes existent dans la société autour de la question de la dépendance. D’un point de vue pharmacologique, il n’y a pas de raison que les usagers développent des addictions car les psychédéliques n’activent pas les circuits de la récompense. Mais de fait, certaines personnes consomment régulièrement des psychédéliques, notamment à petites doses (microdosing), en espérant augmenter leurs performances.
Un psychédélique peut-il « marcher » en dehors d’un rituel ?
L’hôpital est très éloigné des usages millénaires, certes. Il faut noter néanmoins que les psychédéliques sont administrés dans une salle dédiée et décorée pour être moins austère. Plus largement, il existe un débat sur la nécessité de la psychothérapie. D’aucuns pensent que les effets thérapeutiques relèvent du pharmacologique pur, d’autres que les psychédéliques potentialisent la psychothérapie et ne marcheraient pas sans elle. Il est difficile, d’un point de vue méthodologique, de savoir si l’efficacité est liée aux psychédéliques, à la psychothérapie, à l’effet placebo ou à un mélange des trois. Une piste serait de réussir à supprimer les effets psychédéliques tout en maintenant d’autres effets pharmacologiques qui pourraient être thérapeutiques.
Quant à nous, cela fait maintenant plusieurs années que nous travaillons à Sainte-Anne à la mise en place d’études académiques, ou en collaboration avec des laboratoires qui cherchent à commercialiser ces substances, et nous sommes près du but ! Nous espérons démarrer des essais dans l’année.
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