Xavier Coumoul (Inserm) : « Le défi de la toxicologie est de devenir une force prédictive »

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Publié le 24/01/2024
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La ré-homologation européenne du glyphosate en novembre dernier s’est appuyée sur un avis favorable de l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa), alors que l’expertise collective de l’Inserm rendue en 2021 concluait à un risque accru de lymphome non hodgkinien. Explications avec Xavier Coumoul, professeur de toxicologie (Université Paris Cité), directeur de l’équipe Inserm Metatox, laboratoire T3S « Toxicité environnementale, cibles thérapeutiques, signalisation cellulaire et biomarqueurs » (Inserm/Université de Paris).

Crédit photo : Nicolas Fagot Studio

LE QUOTIDIEN : Comment expliquer les différences entre l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa) et l’Inserm dans l’évaluation du glyphosate ?

XAVIER COUMOUL : Dans son avis rendu en juillet dernier, l’Efsa n’avait pas identifié « de domaine de préoccupation critique » concernant l’impact du glyphosate sur la santé. Au stade des connaissances actuelles, l’agence estime que la substance n’est pas cancérogène. Cet écart avec l’expertise de l’Inserm s’explique par des différences méthodologiques.

Les évaluations des agences européennes se fondent sur des procédures réglementaires, c’est-à-dire une série de tests que doit effectuer l’industriel. Pour chaque molécule soumise à une demande d’autorisation de mise sur le marché, les tests exigés dépendent des propriétés de la substance et de ses effets attendus. Ces derniers peuvent être génotoxiques, par exemple. Certains tests sont obligatoires et systématiques, d’autres seulement dans certains cas. Les résultats alimentent l’avis de l’Efsa tout comme les conclusions des agences nationales (l’Anses en France).

Dans les cas du Centre international de recherche contre le cancer (Circ) et de l’Inserm, les évaluations reposent sur l’analyse de la littérature. Les articles scientifiques ne reproduisent pas à l’identique les tests réglementaires, mais sont complémentaires et vont au-delà avec d’autres modèles, d’autres protocoles d’exposition, mais aussi avec des co-expositions. Dans mon laboratoire, on a par exemple administré de la dioxine à des souris soumises à un régime gras pour observer la synergie des effets. Des collègues travaillent sur les perturbations du microbiote induites par le glyphosate (ou ses formulations) via des modèles murins.

Dans son avis sur le glyphosate, l’Efsa mentionne les lacunes dans les données étudiées. Lesquelles et comment les combler ?

Les agences réglementaires suivent un protocole de tests sur les processus biologiques. Cette approche laisse de nombreux trous dans la raquette. Il n’y a par exemple pas de tests spécifiques sur l’obésité. C’est là que l’épidémiologie est utile et c’est pour cela qu’elle tient une place importante dans les travaux de l’Inserm, en complémentarité avec les approches expérimentales.

Dans le cas du glyphosate, l’Inserm a changé sa présomption de lien entre les évaluations de 2013 et de 2021. Jugée faible il y a dix ans, la présomption a été considérée comme moyenne à la suite d’une méta-analyse sur des centaines de milliers de personnes montrant une association entre l’exposition à l’herbicide et l’incidence de lymphomes non hodgkiniens (LNH). L’Inserm tient davantage compte de l’épidémiologie que l’Efsa.

Dans le cas du glyphosate, l’Inserm a changé sa présomption de lien avec le LNH, de faible en 2013 à moyenne en 2021

Demander aux industriels de combler certaines lacunes est une piste. Quand l’Efsa botte en touche sur l’impact du glyphosate sur le microbiote par manque de données, on pourrait imaginer qu’elle demande aux industriels de prouver l’absence de problème. Mais la validation des tests est très longue. Ce n’est pas idéal mais l’Europe dispose d’un système relativement protecteur par rapport à d’autres pays et la Commission européenne finance le développement de nouveaux protocoles de tests.

Quels tests complémentaires sont en développement ?

La plupart des tests en développement se font in vitro et de plus en plus in silico. Ce sont souvent des tests de prédictivité fondés sur la réaction chimique et l’activation d’évènements cellulaires par une molécule. Ces outils nous servent à étudier l’impact des pesticides sur les maladies métaboliques, comme l’obésité, les maladies chroniques du foie, ainsi que sur les pathologies thyroïdiennes, sur l’immunotoxicité ou encore, bientôt, sur l’endométriose. Les maladies neurologiques et les troubles du neurodéveloppement sont un véritable enjeu sur le long terme. Les pertes de points de QI, même minimes, se traduisent par un impact économique énorme. Pour les seules substances organophosphorées, le coût est de l’ordre de 150 milliards d’euros par an en Europe.

Dans le cadre d’un partenariat européen, mon laboratoire travaille aussi sur les processus métastatiques des cellules cancéreuses. Des tests sont menés pour évaluer les propriétés mutagènes et génotoxiques d’une substance et sa capacité à provoquer la croissance d’un clone tumoral, mais l’aptitude à induire une métastase n’est pas vraiment examinée. La mortalité par cancer est pourtant liée aux métastases (en cause dans 90 % des décès).

Ces modèles permettent-ils d’explorer les co-expositions, les effets cocktail ou l’exposome ?

C’est un élément important. Pour reprendre l’exemple du glyphosate, c’est la molécule qui est évaluée et non le produit, le Round-up, qui contient de nombreux autres co-formulants. La prise en compte des co-expositions et de la toxicité des mélanges est un enjeu d’évolution de la réglementation européenne.

La prise en compte des co-expositions et de la toxicité des mélanges est un enjeu d’évolution de la réglementation européenne

Les outils in silico et leur capacité prédictive peuvent être utiles et à un moindre coût. Mais il faut être en mesure d’anticiper quel sera l’environnement chimique mais aussi physique de l’usage. La montée des températures peut aussi sensibiliser à un agent allergisant. Le développement des outils d’IA devrait améliorer ces analyses à multiples variables. C’est ce qu’on réalise au sein du partenariat européen « Parc ».

Quel est l’intérêt des cohortes, par exemple sur des professions exposées ?

Dans les deux expertises menées par l’Inserm, une des difficultés a été d’estimer la réalité des expositions. Ce sont des éléments qui sont seulement suggérés par l’environnement : on supposera par exemple que les travailleurs de la vigne sont exposés aux fongicides. Les cohortes peuvent ainsi aider à caractériser les expositions. Plus on a d’informations (dose, fréquence, période d’exposition), plus il est possible d’identifier les molécules en cause dans le développement de pathologies.

L’idéal est aussi de travailler en amont et d’être capable de détecter que telle molécule est susceptible d’activer telle voie, d’avoir tel type d’effets ou d’induire telle pathologie sur le long terme. Le défi de la toxicologie est de devenir une force prédictive. C’est une difficulté et c’est pour cela qu’on travaille sur le développement de tests industriels.

Qu’en est-il de l’évaluation des expositions via l’alimentation ?

Cette question prend de l’ampleur. On l’a vu il y a quelques mois avec les débats sur la présence d’un métabolite du chlorothalonil (un fongicide pourtant interdit depuis quelques années, NDLR) dans l’eau du robinet.

Plusieurs approches sont possibles : populationnelle et indirecte avec des cohortes comme Nutrinet-Santé, au niveau des aliments avec des mesures des quantités de contaminants (programme EAT de l’Anses) ou avec la définition de doses journalières admissibles par produit (Organisation mondiale de la santé).

L’épisode du glyphosate illustre la difficulté actuelle d’avoir des débats complexes autour de sujets scientifiques

Sur les aliments, les évaluations effectuées ne donnent aucune indication sur la complexité des mélanges auxquels les consommateurs sont exposés. D’autant que les effets des substances absorbées par voie alimentaire peuvent très bien se contrebalancer. La complexité de l’exposome alimentaire est liée aux contaminants et leurs mélanges, mais aussi tout simplement à ce qui est présent dans la nourriture. Les effets peuvent être potentialisateurs comme antagonistes.

Que disent les polémiques autour de la ré-homologation du glyphosate de la place de la parole scientifique dans le débat politique ?

Comme scientifique, la décision politique n’est pas un problème tant qu’elle est argumentée. Sur le dossier du glyphosate, certains discours officiels ont assimilé l’avis de l’Efsa à une vérité scientifique en l’absence de cancérogénicité de la substance, balayant les expertises pourtant présentes dans le débat public. Il y a là un problème. Le rôle des décideurs aurait dû être d’expliquer la complexité du dossier et de justifier leur position. Mais la parole politique, au lieu de relayer la complexité, a procédé à une simplification, créant une polarisation entre « pro » et « anti ».

Cet épisode illustre la difficulté actuelle d’avoir des débats complexes autour de sujets scientifiques. La science n’est pas une vérité, elle s’appuie sur des faits, pose des hypothèses, génère et analyse des données et propose des conclusions qui peuvent évoluer. Le rapport avec le politique est complexe. Dans le cas du Nutri-Score, on a pu entendre que l’outil serait faux ou biaisé, parce qu’il a évolué, et que la notation a changé. L’enrichissement de l’algorithme a ainsi été exploité pour remettre en cause sa pertinence. C’est un retournement incroyable !

Propos recueillis par Elsa Bellanger

Source : Le Quotidien du Médecin