Claude Évin : « La procédure pénale contre Agnès Buzyn n'est pas en mesure d'apaiser la douleur des victimes »

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Publié le 15/09/2021
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Crédit photo : AFP

Le 10 septembre, Agnès Buzyn a été mise en examen par la Cour de Justice de la République (CJR) pour « mise en danger de la vie d’autrui » pour sa gestion de l'épidémie. Une décision rare, rendue par la seule institution habilitée à juger des ministres dans l’exercice de leurs fonctions.

Claude Évin, ancien ministre de la Santé et aujourd'hui avocat – qui fut lui aussi mis en examen en 1999 par la CJR dans l’affaire du sang contaminé, avant d'être relaxé – affiche son soutien à Agnès Buzyn et revient sur la judiciarisation de la vie politique.

LE QUOTIDIEN : Quel a été votre sentiment à l’annonce de la mise en examen d’Agnès Buzyn ?

CLAUDE ÉVIN : D’abord un sentiment de solidarité et de soutien pour la ministre. C’est une épreuve difficile à vivre, même si j’approuve la logique de rendre des comptes lorsque l’on assume des fonctions ministérielles. J’ai moi-même été mis en examen et fait l’objet d’un non-lieu pour l’affaire du sang contaminé. Ce n’est jamais un moment agréable, d’autant plus que la pression médiatique est très forte lors de l’annonce de la mise en examen, mais beaucoup moins lorsque l’on fait l’objet d’un non-lieu ! Si Agnès Buzyn est relaxée – ce que je lui souhaite – on en parlera beaucoup moins c’est certain.

La « mise en danger de la vie d’autrui » est une définition pénale très précise. Comment prouver ce fondement, alors que la crise sanitaire n'est même pas terminée ?

Effectivement, la procédure devant la CJR est une procédure pénale. Il s’agit de pouvoir identifier si un acte – ou une absence de décision – de la ministre a eu une incidence directe ou indirecte créant un dommage sur un patient. C’est une démarche complexe, de recherche de responsabilité nominative, d’imputabilité. Mais il est difficile de pouvoir faire un lien entre une décision – ou une absence de décision – et un préjudice, comme un décès, une invalidité, qui peut être le résultat de multiples facteurs, indépendamment des actions de la ministre.

Je tiens à rappeler que, lors de l’affaire du sang contaminé, Edmond Hervé, ancien ministre de la Santé, avait été condamné pour manquement à une obligation de sécurité ou de prudence, mais sur un cas très précis. Sa responsabilité a été identifiée concernant la contamination d’une fillette in utero, par sa mère qui était séropositive. Cela montre que cette responsabilité pénale devra s’établir sur un cas précis, et non juger une action politique globale.

Si, à l’issue de la commission d’instruction qui s’ouvre, Agnès Buzyn est renvoyée en procès, c’est à ce moment que cette appréciation sera débattue. Honnêtement, dire qu'un ministre est directement ou indirectement responsable d’un décès – et surtout de manière volontaire – est quand même une procédure particulièrement incertaine.

Craignez-vous que cette décision entraîne une judiciarisation de la politique ?

Nous sommes malheureusement le seul pays au monde où des responsables ministériels sont renvoyés devant une juridiction pénale, en pleine pandémie ! Je crains que les victimes du Covid, engagées dans cette procédure, soient face à une grande frustration si elle n’aboutit pas. Ce qui, à mon avis, sera le cas, bien que je ne puisse pas préjuger de l’issue de l’instruction.

Je considère que cette procédure pénale contre Agnès Buzyn n’est pas nécessairement en mesure d’apaiser la douleur que peuvent ressentir les victimes, qui sont par malheur très nombreuses. C’est surtout le résultat d’une situation inconnue ; nous n’avions pas toutes les informations sur la pandémie.

Si la voie pénale n’est pas la bonne, comment les ministres peuvent-ils rendre des comptes sur leurs décisions ?

Les ministres sont appelés à rendre des comptes régulièrement sur leurs actions devant le Parlement. Et le fait de rendre des comptes à ce moment-là est totalement fondé, même si la pandémie nous a réservé beaucoup de surprises : ce qui était la vérité à un moment peut très bien ne plus l’être plus tard.

Pour éviter cette judiciarisation, il faut trouver les moyens d’apaiser le débat, d’expliquer, de retrouver du dialogue et une forme de médiation. Les politiques doivent veiller à porter une attention bienveillante vis-à-vis des victimes, quel que soit le préjudice. Mais la recherche de responsabilité pénale ne répond que très rarement à la demande réelle des victimes.

Édouard Philippe, Olivier Véran…: d’autres mises en examen pourraient-elles suivre ? Quid de la responsabilité de tous ceux qui se sont exprimés à tort et à travers depuis janvier 2020 ?

La suite dépendra de la commission d’instruction de la CJR, qui pourrait avoir envie d’aller chercher d’autres ministres. Mais tous ceux qui se sont exprimés dans différents médias, pour dire que ce n’était pas une crise sanitaire, qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, que le Covid était une grippette… Eux aussi ont leur part de responsabilité !

Les professionnels de santé ou du droit qui tiennent des propos anti-vaccination, anti-pass sanitaire, portent aussi une responsabilité dans le décès d’un certain nombre de personnes. Certains discours ont conduit des personnes à se contaminer, par manque de mesure de précaution car ils faisaient confiance à ces paroles médiatiques. Ils portent inévitablement une responsabilité dans ces préjudices.

Propos recueillis par Léa Galanopoulo

Source : lequotidiendumedecin.fr